Vouspouvez partager vos connaissances en l’améliorant selon les recommandations des projets correspondants.. L’empereur, sa femme et le petit prince est une est une Okkkaydonc je cherche les paroles d'une musique pour enfant que tout le monde connait !! Voila les paroles dont je me rappelle : Voila les paroles dont je me rappelle : Le roiiii, la reine et le ptit prince (..?..) pour me serrer la pince (..?..) et le ptit prince à dit : puisque c'est ainsi nous reviendrons mardi ETC 300comptines, chansons et poésies illustrées, maternelle. Paroles de comptines en français. Famille - Site de Comptines et Chansons par thème. Les Tintinnabules Les Tintinnabules Paroles de Comptines et Chansons Enfantines Famille L'empereur sa femme et le petit prince Fanny Mamie turbo Moi j'aime papa Mon papa Mères Ah ! 06 L'empereur, sa femme et le petit prince 07. La semaine des canards 08. Le facteur: 09. Les petits soldats 10. Pimpanicaille 11. Quelle heure est-il 12. Sur le fil 13. Trois petit bonshommes 14. Un jour la classe campa 15. Un km à pied Inclusun livret de 172 pages avec les paroles. Caractéristiques Voir tout Interprète(s) Various. Date de parution 11 L'empereur Sa Femme Et Le Petit Prince - SARAH THAIS; 12 Une Souris Verte - SARAH THAIS; 13 Ah Les Crocodiles - SARAH THAIS; 14 Dans La Foret Lointaine - SARAH THAIS; 15 Au Clair De La Lune - SARAH THAIS; 16 Bonjour - SARAH THAIS; 17 Unecomptine est un texte court aux paroles simples, parfois répétitives, récitées ou chantées qui amuse les enfants tout en leur donnant une première approche phonétique et rythmique. L’apprentissage des comptines de la petite à la grande section de maternelle englobe de nombreuses compétences langagières, sociales et culturelles. Les chansons ou textes . Biblioth. pub. et univ w&mmm ^=^=ssssi. Ll!'ii 3âJ'U POLIKOUCHKfl. HQLSTOMIER. MmMM g-M tep 'W- £TÛ€î\ éditeur cte léon tolstoï OEUVRES COMPLÈTES VI TROIS MORTS 1859 POLIKOU GHKA 1860 KHOLSTOMIER 1861 LES DÉGEMBRISTES Il 863 - 1878 Le traducteur et l’éditeur déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction pour tous pays, y compris la Suède et la Norvège. Cet ouvrage a été déposé au Ministère de l’Intérieur section de la librairie en Avril 1903. Cette édition définitive des Œuvres Complètes du C TE LÉON TOLSTOÏ est traduite du russe par Bien stock. Cette traduction littérale et intégrale est revisée et annotée par M. P. Birukov, d'après les manuscrits originaux de l'auteur, conservés dans les archives deM. V. Tchertkov. Ce sixième volume est orné d'un portrait reproduction d'une daguerréotypie du C TE LÉON TOLSTOÏ, pris en i 860 . ? CMILE COLIN, IMPRIMERIE DE LAGNY M c te Léon TOLSTOÏ w A 1800 STOCK. Éditeur, PARIS. ÉDITION LITTÉRALE ET INTÉGRALE D’APRÈS LES MANUSCRITS ORIGINAUX C TE LÉON TOLSTOÏ VI TROIS MORTS, récit 1859 POLIKOUCHKA, nouvelle 1860 KHOLSTOMIER, histoire d’un cheval 1861 LES DÉCEMBRISTES, fragments d’un roman projeté 1863-1878 PARIS — 1 er ARR. STOCK, ÉDITEUR 27 , RUE DE RICHELIEU, 27 1903 r- Sf r.' i ïe. i f*,/' -, * î,T De cet ouvrage il a été tiré à part dix exemplaires sur papier de Hollande, numérotés et paraphés par Véditeur. TROIS MORTS RÉCIT 1859 1 C’était l’automne. Deux équipages trottaient rapidement sur la grande route. Deux femmes étaient assises dans la première voiture. L’une, la maîtresse, était maigre et pâle, l’autre, la femme de chambre, rouge, luisante et grosse. Des cheveux courts, secs, sortaient en dessous de son chapeau fané ; de sa main rouge, au gant déchiré, elle les réparait prestement. Sa forte poitrine, couverte d’un plaid, respirait la santé. Les yeux mobiles, noirs, suivaient, à travers les vitres, les champs qui fuyaient, ouregardaienttimidementla maîtresse, ou bien jetaient un regard inquiet dans le coin de la voiture. Devant le nez de la femme de chambre, se balançait le chapeau de la maîtresse attaché au Tolstoï. — vi — Trois Morts. 1 2 TROIS MORTS filet ; sur ses genoux, elle tenait un petit caniche ; ses jambes, soulevées par les caisses qui encombraient le véhicule, les frappaient à peu près en mesure, selon le balancement bruyant des ressorts et le tremblement des vitres. Les mains croisées sur les genoux, les yeux clos, la maîtresse se balançait faiblement sur les coussins placés derrière son dos ; elle fronçait un peu les sourcils, toussait d’une toux contenue. Elle avait sur la tête un bonnet de nuit blanc, et un fichu bleu s’attachait sous son cou délicat et blanc. Une raie droite, qui se perdait sous le bonnet, divisait ses cheveux blonds très plats et pommadés, et la blancheur de cette large raie avait quelque chose de sec et de mort. La peau fanée, un peu jaunâtre, ne serrait pas trop les traits fins et jolis de son visage et prenait un reflet rouge sur les pommettes des joues. Les lèvres étaient sèches et agitées, les cils rares et droits. Le manteau de voyage, en drap, faisait des plis raides sur la poitrine creusée. Bien que les yeux fussent fermés, le visage de la malade exprimait la fatigue, l’irritation et la souffrance continue. Le valet, appuyé sur son siège, sommeillait. Le postillon criait et fatiguait bravement ses quatre grands chevaux en sueur et se retournait quelquefois vers le postillon qui conduisait l’autre voiture. Les traces larges et parallèles des roues s’allongeaient régulièrement sur la boue de terre glaise CoJLc X TROIS MORTS 3 de la chaussée. Le ciel était gris et froid. Le brouillard humide tombait sur les champs et sur la route. Dans la voiture l’air était suffocant, imprégné d’une odeur d’eau de Cologne et de poussière. La malade tourna la tête et, lentement, ouvrit les yeux. Ses yeux étaient grands, brillants et d’une belle couleur foncée. — Encore, — dit-elle en repoussant nerveusement de sa main maigre, jolie, le pan du manteau de la femme de chambre qui frôlait à peine sa jambe ; et sa bouche s’arqua maladivement. Ma- triocha prit à deux mains le manteau, se souleva sur ses fortes jambes et s’assit plus loin. Son visage frais se couvrit d’une rougeur claire. Les beaux yeux sombres de la malade suivaient hâtivement les mouvements de la femme de chambre. La maîtresse s’appuya des deux mains sur le siège et voulut se soulever pour s’asseoir plus haut, mais ses forces la trahirent. Sa bouche se courba et tout son visage prit une expression d’ironie méchante et impuissante Si encore tu m’aidais... » — Ah! ce n’est pas la peine ! Je peux m’en passer, seulement ne mets pas sur moi tous ces sacs, je t’en prie !... Ne me touche pas plutôt si tu ne comprends pas ! » La maîtresse ferma les yeux, et de nouveau, relevant rapidement les paupières, regarda la femme de chambre. Matriocha la regardait en 4 TROIS MORTS mordant sa lèvre rouge. Un gros soupir s’échappa de la poitrine de la malade, mais le soupir, sans se terminer, se transforma en toux. Elle se détourna, se c rispa, et se prit la poitrine à deux mains. Quand la toux cessa, elle referma les yeux et derechef se tint immobile. Le coupé et la calèche arrivèrent au village. Matriocha dégagea sa grosse main de son fichu et se signa. — Qu’est-ce ? demanda la maîtresse. — Le relais, madame. — Pourquoi te signes-tu, je te le demande ? — L’église, madame. La malade se tourna vers la portière et lentement se signa en regardant, avec de grands yeux, la haute église du village que contournait la voiture. Les équipages s’arrêtèrent ensemble près du relais. De la calèche, sortirent le mari de la dame et le docteur. Ils s’approchèrent du coupé. — Comment vous sentez-vous ? — demanda le docteur en lui tâtant le pouls. — Eh bien, mon amie, comment vas-tu? Tu n’es pas fatiguée ? — demanda en français le mari. — Ne veux-tu pas sortir? Matriocha arrangeait les paquets et se serrait dans le coin pour ne pas gêner la conversation. — Rien... toujours de même, — répondit la malade, — je ne sortirai pas. TROIS MORTS 5 Le mari resta un instant près du coupé qui rentra au relais. Matriocha, bondissant de la voiture, courut dans la boue sur la pointe des pieds, jusqu’à la porte cochère. — Si je me sens mal, ce n’est pas une raison pour que vous ne déjeuniez pas, dit la malade, avec un faible sourire, au docteur qui se tenait près de la portière. Aucun d’eux ne s’intéresse à moi,» — se dit- elle pendant que le docteur qui s’éloignait, gravissait rapidement les marches du relais. Ils vont bien, alors tout leur est égal ; oh ! mon Dieu! » — Eh bien! Édouard Ivanovitch, dit le mari en allant au-devant du docteur et se, frottant les mains avec un sourire gai. — J’ai ordonné d’apporter la cantine, qu’en pensez-vous? — Ça ira, —répondit le docteur. — Eh bien! comment va-t-elle? — demanda le mari en soupirant, baissant la voix et soulevant les sourcils. — J’ai dit qu’elle ne pourrait supporter le voyage jusqu’en Italie, mais Dieu veuille qu’elle aille jusqu’à Moscou, surtout par un pareil temps ! — Que faut-il donc faire? Ah mon Dieu, mon Dieu! — Le mari se cacha les yeux avec la main. — Donne ! — fit-il au valet qui apportait la cantine. — Il fallait rester, — prononça le docteur en haussant les épaules. 6 TROIS MORTS — Mais que pouvais-je faire ? reprit le mari. — J’ai fait tout pour la retenir. J’ai tout objecté nos moyens, les enfants que nous devons laisser à la maison, nos affaires, elle n’a rien voulu entendre. Elle fait des plans pour la vie à l’étranger comme si elle se portait bien ; et lui révéler sa situation, ce serait la tuer ! — Mais elle est déjà perdue, vous devez le savoir, Vassili Dmitriévitch. L/homme ne peut vivre sans poumons, et les poumons ne repoussent pas. C’est triste, c’est pénible, mais qu’y faire? Mon affaire et la vôtre, c’est seulement d’adoucir le plus possible ses derniers jours. Un confesseur serait nécessaire. — Ah, mon Dieu ! Mais comprenez donc ma situation, si je lui rappelle les suprêmes devoirs. Il en arrivera ce qui pourra, mais je ne lui en parlerai pas. Vous savez comme elle est bonne. iMr • tv'A CM- — Cependant, essayez de 1'cxfrorter à rester jus- qu’au temps d’hiver, autrement, un malheur peut arriver en route... — dit le docteur d’un ton impor- tant, en hochant la tete. — Axucha ! Axucha? criait d’une voix perçante la fille du maître de poste en jetant un fichu sur sa tête et en courant sur le perron malpropre de l’escalier de service. — Allons regarder la dame de Chirkino, on dit qu’on l’emmène à l’étranger pour guérir la poitrine. Je n’ai jamais vu de poitrinaire! TROIS MORTS 7 Axucha bondit sur le seuil, et toutes deux, se tenant par la main, coururent derrière la porte cochère. Elles passèrent devant la voiture en ralentissant le pas et regardèrent par la vitre baissée. La malade avait le visage tourné de leur côté, mais en remarquant les curieuses, elle'fronça les sourcils et se détourna. — Mes petites mères! dit la fille du maître de relais en tournant rapidement la tête. Quelle beauté c’était et qu’est-elle devenue maintenant?... C’est affreux. As-tu vu? As-tu vu, Axucha? — Oui, qu’elle est maigre ! — affirma celle-ci. — Allons encore regarder une fois, comme si nous allions vers le puits. Tu vois, elle se détourne, mais j’ai quand même pu la voir. Comme c’est triste, Macha ! — Quelle boue ! — fit Macha; et toutes deux franchirent en courant la porte cochère. Je suis sans doute devenue effrayante, — se dit la malade. — Vite, oh ! le plus vite à l’étranger ! Là-bas je me remettrai bientôt. » — Eh bien! Comment vas-tu, mon amie? — demanda le mari en s’approchant de la voiture, tout en mâchant quelque chose. Toujours la même question, pensa la malade, et il mange ! » — Bien, — dit-elle les dents serrées. — Sais-tu, mon amie, je crains que la route ne te fatigue davantage, et Édouard Ivanovitch est du 8 TROIS MORTS même avis. —Ne faudrait-il pas mieux retourner ? Elle se tut, irritée. — Le temps se remettra, la route sera peut-être meilleure, tu iras mieux et nous partirons tous ensemble. — Excuse-moi. Si je ne t’avais pas écouté, depuis longtemps je serais à Berlin et tout à fait guérie. — Mais que veux-tu, mon ange?... C’était impossible, tu le sais, et si maintenant tu attendais un mois, tu te reposerais bien, je terminerais mes affaires et nous emmènerions les enfants. — Les enfants se portent bien, moi pas. — Mais mon amie, comprends donc, si par le temps qu’il fait tu te sens plus mal en route... à la maison du moins. — Quoi ! quoi ! à la maison !... Mourir à la maison! répondit aigrement la malade. Mais le mot mourir l’effrayait visiblement. Elle regarda son mari d’un air suppliant et interrogateur. Lui baissa les yeux et se tut. La bouche de la malade se courba tout à coup comme chez les enfants et des larmes coulèrent de ses yeux. Le mari s’enfouit le visage dans son mouchoir et, silencieux, s’éloigna de la voiture. — Non, je partirai, — dit la malade en levant les yeux au ciel. Elle joignit les mains et se mit à murmurer des paroles incompréhensibles. TROIS MORTS 9 Mon Dieu! Pourquoi? » disait-elle, et ses larmes coulaient plus abondantes. Elle pria longtemps, ardemment, mais dans sa poitrine, quelque chose de douloureux l’oppressait encore. Le ciel, les champs, la route étaient également gris et sombres ; le même brouillard d’automne tombait toujours également sur la boue de la route, sur les toits, sur la voiture, sur les tou- loupes 1 des postillons qui, s’interpellant gaiement à haute voix, graissaient et astiquaient la voiture... 1 Pelisse courte en peau de mouton. II L’équipage était prêt, mais le postillon tardait encore. Il était dans l’izba des postillons. L’izba était sombre, la chaleur y était étouffante, l’air très lourd, on y sentait l’odeur d'habitation, de pain frais, de choux et de peau de mouton. Quelques postillons étaient là. La cuisinière était près du poêle, sur lequel était couché un malade couvert de peaux de mouton. — Oncle Fédor ! Eh ! oncle Fédor ! dit un jeune garçon, le postillon en touloupe, le fouet à la ceinture, en entrant dans la chambre et s’adressant au malade. — Que veux-tu de Fedka, bavard ? — fit l’un des postillons. — Tu vois, on t’attend à la voiture. — Je veux lui demander ses bottes, j’ai usé les miennes, — répondit le garçon en secouant sa chevelure et en rattachant ses moufles à sa cein- TROIS MORTS 11 ture. — Est-ce qu’il dort ? Eh ! l’oncle Fédor ? répéta-t-il en s’approchant du poêle. — Quoi ? prononça une voix faible. Et un visage roux et maigre se souleva du poêle. La main large, décharnée, décolorée, remonta Yar- miak 1 sur l’épaule pointue couverte d’une chemise sale — A boire, frère! Que veux-tu? Le garçon tendit un petit gobelet avec de beau. — Mais quoi, Fédia ! dit-il en hésitant, je pense que maintenant tu n’as plus besoin de bottes neuves; donne-les moi. Je crois que tu ne marcheras plus guère. Le malade, penchant sa tête fatiguée vers le gobelet et mouillant dans l’eau trouble ses moustaches rares, pendantes, buvait à petits coups, mais avec avidité. Sa barbe était embroussaillée, malpropre, ses yeux enfoncés, vitreux se levaient avec difficulté vers le visage du garçon. Quand il eut fini de boire, il voulut lever la main pour essuyer ses lèvres mouillées, mais il n’y parvint pas et s’essuya sur la manche de Yarmiak. Sans rien dire, en respirant lourdement du nez, il regardait droit dans les yeux du garçon, et rassemblait ses forces. — Tu les as peut-être déjà promises à quelqu’un. Alors, tant pis, — prononça le garçon. — Le principal, pour moi, c’est que la route est mouillée et 1 Camelot de poils de chameaux. 12 TROIS MORTS qu'il me faut aller au travail, alors, j’ai pensé à demander les bottes de Fedka, j’ai pensé qu’elles ne lui étaient point nécessaires. Si tu en as besoin, dis-le... Quelque chose se mit à rouler, à ronfler dans la poitrine du malade ; il se pencha, étouffé par une toux gutturale qu’il ne pouvait vaincre. — En quoi lui sont-elles nécessaires? v’ià le deuxième mois qu’il ne descend pas du poêle, — s’écria spontanément la cuisinière, d’une voix coléreuse qui emplit l’izba. — Tu vois, il râle. J’en’ ai même mal là-dedans, quand je l’entends. Que diable lui faut-il des bottes ! On ne l’ensevelira pas dans des bottes neuves, et il est temps enfin qu’il s’en aille, que Dieu me pardonne ! Tu vois comme il souffre ; il faut le transporter dans une autre izba ou n’importe où ? On dit qu il y a en ville des hôpitaux ; et puis, n’est-ce pas insupportable? Il occupe tout le coin, il n’y a plus de place, et avec ça, on exige de la propreté ! — Eh ! Sérioja ! Va, les maîtres t’attendent ! cria du dehors le chef du relais. Sérioja allait partir sans attendre la réponse, mais le malade qui toussait, lui fît signe des yeux qu’il voulait répondre. — Sérioja, prends les bottes, — dit-il en suffoquant; puis se reposant un peu — seulement, écoute, achète une pierre, quand je mourrai, — ajouta-t-il en grommelant. TROIS MORTS 13 — Merci, l’oncle, alors je les prendrai, et la pierre, je te jure que je l’achèterai. — Voilà, les gas, vous avez entendu ! —prononça encore le malade; et, de nouveau, il se pencha et commença à râler. — Bon, nous avons entendu, dit l’un des postillons. — Va vite, Sérioja, voilà le chef qui court de nouveau. C’est la maîtresse de Chirkino qui attend. Sérioja ôtait vivement ses immenses souliers déchirés, et les jetait sous le banc. Les bottes neuves de l’oncle Fedor étaient justes à ses pieds, et Sérioja, en le regardant, se dirigea vers la voiture. — Quelles belles bottes ! Donne, je les graisserai, dit le postillon qui tenait la graisse à la main, pendant que Sérioja montait sur le siège et prenait les guides. — T’en a-t-il fait cadeau? — En es-tu jaloux? fit Sérioja en se levant et en enveloppant ses jambes des pans de son armiak. — Laisse! Eh, vous, les amis! —cria-t-il aux chevaux. Il leva son fouet et les voitures, avec les voyageurs, les valises, les paquets, disparurent dans le brouillard gris d’automne, en roulant rapidement sur la route mouillée. Le postillon malade restait dansl’izba étouffante, sur le poêle, et, ne pouvant pas cracher, se retournait avec efforts de l’autre côté, puis se calmait. 14 TROIS MORTS Dans l’izba, jusqu’au soir, ce furent des allées et venues on parlait, on mangeait, on n’entendait pas le malade. Avant la nuit, la cuisinière monta sur le poêle et lui tira le touloupe sur les jambes. — Ne te fâche pas contre moi, Nastassia, — prononça le malade, — bientôt ton coin sera débarrassé. — Bon, bon, ça ne fait rien — murmura Nastassia. — Mais l’oncle, dis donc ce qui te fait mal. — Tout l’intérieur est malade. Dieu sait ce qu’il y a - — La gorge aussi doit te faire mal quand tu tousses ? — J’ai mal partout, c’est la mort qui est rendue, voilà ! Oh ! Oh ! Oh ! — gémit le malade. — Couvre tes pieds... tiens... comme ça, —dit Nastassia en le couvrant de l'armiak et descendant du poêle. Pendant la nuit, une veilleuse éclairait faiblement l’izba. Nastassia et une dizaine de postillons, qui ronflaient haut, dormaient sur le sol et sur les bancs. Le malade seul geignait faiblement, toussotait et s’agitait sur le poêle. Vers le matin il se calma tout à fait. — J’ai fait un drôle de rêve oette nuit, — dit la cuisinière, en s’étirant dans le demi-jour du matin — j’ai vu l’oncle Fedor qui descendait du poêle, il allait fendre du bois. — Donne, disait-il, Nastia, je t’aiderai et moi je lui répondais. Mais tu ne TROIS MORTS 15 pourras pas fendre le bois ; mais lui, il prend la hache et les copeaux volent, volent... — Assez, dis-je, t’es malade! — Non, dit-il, je vais bien. Et quand il se lève, la peur me saisit, je crie et je m'éveille. Il est peut-être mort... Oncle Fedor! Eh! l’oncle Fedor! Fedor ne répondait pas. — En effet, il est peut-être mort. Faut regarder, dit l’un des postillons en se levant. Sa main maigre couverte de poils roux pendait du poêle, elle était froide et décolorée. — Faut aller prévenir le chef. On dirait qu’il est mort, — dit un postillon. Fédor n’avait pas de parents ; il était de loin. Le lendemain on l’enterra au nouveau cimetière, derrière le bois, et Nastassia, pendant plusieurs jours, racontait à chacun son rêve et disait s’être aperçue la première de la mort de l’oncle Fedor. III C’était le printemps. En ville, sur les rues mouillées, des ruisselets rapides murmuraient entre les petits glaçons couverts de fumier. Les habits étaient clairs et les voix des gens qui circulaient sonnaient gaîment. Dans les jardins, derrière les haies, se gonflaient les premiers bourgeons, et les branches, à peine visibles, se balançaient sous un vent frais. Partout coulaient et tombaient des gouttes transparentes... Les moineaux pépiaient et voltigeaient sur leurs petites ailes. Du côté du soleil, sur les haies, les maisons, les arbres tout s’agitait et brillait. Dans le ciel, sur la terre et dans le cœur de l’homme tout était jeune et joyeux. Dans l’une des principales rues, de la paille fraîche était répandue devant une grande maison de maîtres. Dans la maison se trouvait cette même malade, cette mourante, qui se hâtait pour aller à l'étranger. TROIS MORTS 17 Près de la porte fermée de la chambre se tenaient le mari et une femme âgée. Le prêtre assis sur un divan, les yeux baissés, tenait un objet recouvert de l’étole. Dans le coin, une vieille femme, la mère de la malade, était allongée dans un voltaire et pleurait amèrement. Près d’elle, une femme de chambre tenait à la main un mouchoir propre en attendant qu’elle le demandât. Une autre frottait les tempes de la vieille et, par-dessous un bonnet, soufflait sur sa tète grise — Que le Christ vous aide, mon amie ! disait le mari à la femme âgée qui était debout avec lui, près de la porte. Elle a en vous une telle confiance, et vous savez si bien lui parler. Exhortez-la bien, ma colombe, allez. 11 voulait déjà lui ouvrir la porte, mais la cousine le retint, porta plusieurs fois son mouchoir à ses yeux et secoua la tète. — Maintenant on ne dirait pas que j’ai pleuré ? Et ouvrant la porte, elle entra. Le mari était très ému et semblait brisé. Il se dirigea vers la vieille, mais à quelques pas d’elle, il se détourna, marcha dans la chambre et s’approcha du prêtre. Le prêtre le regarda, souleva les yeux au ciel et soupira. Sa petite barbiche épaisse, grise, se souleva aussi puis s’abaissa. — Mon Dieu ! mon Dieu ! dit le mari. — Que faire ? dit en soupirant le prêtre ; et de Tolstoï. — v . — Trois Morts. 2 18 TROIS MORTS nouveau ses sourcils et sa petite barbiche se soulevèrent et s’abaissèrent. — Et la mère est ici, elle ne le supportera pas ! — dit le mari presque désespéré. — L’aimer comme elle l’aimait! Oh! je ne sais pas... Peut-être essaierez-vous de la calmer, mon père, de la prier de ne pas rester ici. Le prêtre se leva et s’approcha de la vieille dame. — C’est vrai, personne ne peut apprécier le cœur de la mère, dit-il. Cependant, Dieu est miséricordieux. Le visage de la vieille, tout à coup, commençait à se secouer dans des hoquets hystériques. —Dieu est miséricordieux, —continua le prêtre, quand elle se calma un peu. — Je vous dirai que dans une paroisse il y avait un malade, pire que Maria Dmitrievna. Eh bien ! un simple boutiquier l’a guérie en un rien de temps avec des herbes. Et même cet homme est maintenant à Moscou. Je le disais à Yassili Dmitrievitch,on pourrait au moins essayer, ce serait une consolation pour la malade. Tout est possible au bon Dieu. — Non, elle est perdue ! prononça la vieille. Au lieu de moi, c’est elle que Dieu prend. Et les hoquets hystériques devenant plus fréquents, elle perdit connaissance. Le mari cacha son visage dans ses mains et sortit de la chambre. TROIS MORTS 19 La première personne qu’il rencontra dans le couloir fut le garçon de six ans, qui, tout en courant, tâchait d’attraper la fille cadette. — Eh bien ! Vous n’ordonnez pas de mener les enfants près de leur maman ? demanda la vieille bonne. — Non, elle ne veut pas les voir. Ça la dérange. Le garçon s’arrêta un moment et fixa le visage de son père ; et aussitôt, en gambadant et poussant des cris joyeux, il courut plus loin. — C’est le cheval noir, papa, — cria-t-il, en montrant sa sœur. Cependant, dans l’autre chambre, la cousine était assise près de la moribonde, et, par une conversation habilement conduite s’efforcait de la préparer à l’idée de la mort. Le docteur, près de l’autre fenêtre, préparait une potion. La malade, en camisole blanche, tout entourée de coussins, était assise sur le lit et, silencieuse, regardait sa cousine. — Eh ! mon amie, dit-elle en l’interrompant, ne me préparez pas. Ne me considérez pas comme une enfant. Je suis chrétienne. Je sais tout. Je sais que je ne vivrai plus longtemps. Je sais que si mon mari m’avait écoutée plus tôt, je serais en Italie, et que peut-être, sûrement même je serais guérie. Tout le monde le lui disait. Mais que faire, c’est évidemment la volonté de Dieu. Nous sommes 20 TROIS MORTS tous des pécheurs, je sais cela, mais j’espère qu’avec la grâce de Dieu, tout sera pardonné, tout doit être pardonné. J’essaye de me comprendre, et moi aussi j’ai des péchés sur la conscience, mon amie ; mais aussi, combien ai-je souffert ; j’ai essayé de supporter patiemment mes souffrances. — Alors faut-il appeler le prêtre, mon amie ? Après la communion vous vous sentiriez mieux. La malade inclina la tête en signe de consentement. — Dieu, pardonnez- moi mes péchés, murmura- t-elle. La cousine sortit et fit signe au prèlre. — C’est un ange, — dit-elle au mari, les larmes aux yeux. Le mari se mit à pleurer. Le prêtre entra dans la chambre; la vieille était encore sans connaissance ; la première chambre était toute silencieuse. Cinq minutes après le prêtre franchit la porte, ôta son étole et remit en ordre ses cheveux . — Grâce à Dieu elle est maintenant plus calme et désire vous voir, dit-il. La cousine et le mari entrèrent. La malade pleurait doucement en regardant l’icône. — Je te félicite, mon amie, dit le mari. — Merci ! Comme je me sens bien, maintenant. Quelle douceur incomparable j’éprouve. — Et TROIS MORTS 21 un sourire léger jouait sur les lèvres de la malade. Comme Dieu est miséricordieux ! N’est-ce pas? Il est miséricordieux et tout-puissant ! Et de nouveau, avec une piété avide, les yeux pleins de larmes, elle regarda l’icône. Ensuite, tout à coup, elle parut se rappeler quelque chose et d’un signe elle appela son mari. — Tu ne veux jamais faire ce que je te demande.— dit-elle d’une voix faible et mécontente. Le mari allongeait le cou et l'écoutait docilement. — Quoi, mon amie? — Combien de fois t’ai-je dit que ces docteurs ne savent rien ; il y a des remèdes simples qui guérissent... Voilà... le prêtre disait... un homme du peuple, envoie... — Qui chercher, mon amie? — Mon Dieu ! il ne veut rien comprendre. Et la malade se crispa et ferma les yeux. Le docteur s’approcha d’elle et lui prit la main. Le pouls était de plus en plus faible. Il cligna des yeux vers le mari. La malade remarqua ce signe et se retourna effrayée. La cousine se détournait et pleurait. — Ne pleure pas, tu nous tourmentes, et toi et moi, — dit la malade — et cela m’ôte la suprême tranquillité. 22 TROIS MORTS . — Tu es un ange ! — dit la cousine en lui baisant la main. — Non, embrasse-moi ici. On ne baise à la main que les morts. Mon Dieu ! Mon Dieu I Le même soir, la malade n’était plus qu’un cadavre, et le cadavre était mis en un cercueil placé dans la salle de la grande maison. Dans la grande chambre aux portes fermées, un diacre, assis, nasillait monotonement les psaumes de David. La lumière claire des cierges dans de hauts chandeliers d’argent tombait sur le front pâle de la morte, sur ses mains inertes, cireuses et sur les plis pétrifiés du linceul qui se soulevait lugubre sur les genoux et les doigts de pieds. Le diacre, sans comprendre les paroles, les récitait de sa voix monotone, et dans la chambre les sons résonnaient étrangement et s’étouffaient. De temps en temps, d’une chambre éloignée, arrivaient les voix des enfants et leurs piétinements. » Caches-tu ta face elles sont troublées. Retires-tu leur souffle elles défaillent et retournent en leur poudre. » Mais si tu renvoies ton Esprit, elles sont créées, de nouveau, et tu renouvelles la face de la terre. » Que la gloire de l’Ëternel soit célébrée à toujours. » Psaume 103 , versets 29-30-31. Version Oslerwald. Le visage de la morte était sévère et majestueux. TROIS MORTS 23 Ni sur le frontpur, glacé, ni surles lèvres serrées pas un mouvement. Elle était tout attention ! Comprenait-elle au moins, maintenant, ces grandes paroles? IV Un mois plus tard, une chapelle de pierre s’élevait sur la tombe de la défunte. Sur celle du postillon il n’y avait pas encore de pierre, et l’herbe verte poussait sur le petit tertre, seul indice d’une existence humaine disparue. — Ce sera un péché, Sérioja, si tu n’achètes pas la pierre pour Fedor, — dit un jour la cuisinière. — Autrefois tu disais A l’hiver; l’hiver est passé et maintenant, pourquoi ne tiens-tu pas ta parole? C’était devant moi. Il est déjà venu une fois te la demander ; si tu ne l'achètes pas, il reviendra et se mettra à t’étouffer. — Mais je ne refuse pas, —répondit Sérioja. J’achèterai la pierre, c’est sùr, je l’achèterai pour un rouble et demi. Je ne l’ai pas oublié ; mais il faut la porter. Quand il y aura une occasion d’aller en ville, je l’achèterai. — Au moins si tu mettais une croix, voilà ce qui TROIS MORTS 25 serait bien, autrement c’est mal, — dit un vieux postillon... Enfin, tu portes ses bottes !... — Mais où prendre une croix ? On ne peut pas la faire avec des bûches. — Que dis-tu ! On n’en fera pas avec desbûches, mais prends une hache et va dans le bois, de bon matin, et tu en feras une. Tu couperas un frêne et ça fera une croix ; autrement il faut encore donner de l’eau-de-vie au gardien ; si l’on voulait donner de l’eau-de-vie à chaque canaille, on n’en finirait pas. Tiens, récemment, j’ai cassé une volige, alors j’en ai coupé une nouvelle, superbe. Personne n’a dit mot. Le matin, à l’aube, Sérioja prit une hache et alla au bois. Tout était couvert d’une froide rosée qui tombait encore et n’était pas éclairée par le soleil. L'orient s’éclairait peu à peu et reflétait sa lumière faible sur la voûte du ciel couvert de nuages légers. Pas une petite herbe, en bas, pas une feuille de la plus haute branche des arbres ne remuait. Seuls les bruits d’ailes, qu’on entendait parfois dans l’épaisseur du bois, ou leur frottement sur le sol, rompaient le silence de la forêt. Tout-à-coup, un son étrange... et la nature éclata et s’embrasaà la lisière de la forêt. Mais de nouveau les bruits retentirent et se répétèrent en bas près des troncs immobiles. La cime d’un arbre tremblait extraordinairement , ses feuilles semblaient murmurer 26 TROIS MORTS quelque chose, et la fauvette perchée sur l’une des branches, voleta deux fois en sifflant, et, en agitant sa petite queue, s’installa sur un autre arbre. En bas, la hache craquait de plus en plus sourdement. De gros copeaux blancs tombaient sur l’herbe humide de rosée ; un craquement léger accompagnait le coup. L’arbre vacillant tout entier se penchait vivement, se redressait en ébranlant profondément ses racines. Pour un moment, tout était calme, mais de nouveau l’arbre se courbait, sa tige craquait, et, brisant ses branches et ses feuilles, son sommet touchait le sol humide. Les sons de la hache et des pas se turent. La fauvette, en sifflant, sauta plus haut, la petite branche qu'elle accrocha avec ses ailes se balança un moment et s’arrêta, comme les autres, avec toutes ses feuilles. Les arbres avec leurs branches immobiles se dressaient encore plus joyeux sur l’espace élargi. Les premiers rayons du soleil, en perçant les nuages transparents, brillaient sur le ciel et se dispersaient sur la terre et le ciel. Le brouillard, par ondes, commençait à glisser dans les ravins. La rosée brillait en se jouant dans la verdure ; de petits nuages blancs, transparents, blanchissaient et couraient sur la voûte bleue. Les oiseaux s’ébattaient dans le fourré et comme éperdus gazouillaient quelque chose d’heureux. Les feuilles lui- TROIS MORTS 27 santés, calmes murmuraient dans les cimes, et les branches des arbres vivants s agitaient lentement, majestueusement au-dessus de l’arbre tombé, mort. É'IH • f ’ SS -y *;;•.' POLIKOUCHKA NOUVELLE 1860 ES' i=]r*ïï?î mm vK-œ^M' POLIKOUCHKA NOUVELLE 18 6 0 I — Gomme madame l’ordonnera! Seulement, ils sont bien à plaindre les Doutlov. Tous, ce sont de braves garçons!... Si maintenant nous n’envoyons pas à l’enrôlement un des dvorovoï 1, alors, c’est pour sûr quelqu’un d’entre eux qui devra partir, — disait l’intendant. — Même tout le monde les désigne déjà. Cependant, puisque c’est votre volonté... Et il remit sa main droite sur sa main gauche, les posa toutes les deux sur son ventre, puis, pen- 1 On appelait dvorovoï, tous les serfs qui n’avaient pas de terre, habitaient dans la cour du seigneur et dans les dépendances, et qui s’occupaient de divers travaux domestiques ; certains seigneurs en avaient quelques centaines et plus. 32 POLIKOUCHKA chant la tête de côté, il aspira ses lèvres minces en les faisant presque claquer, leva les yeux et se tut avec l’intention évidente de se taire longtemps et d’écouter, sans contredire, toutes les bêtises que madame ne manquerait pas de lui dire. C’était l’intendant, choisi parmi les dvorovoï. Rasé, en longue redingote d’une coupe particulière, adoptée par les intendants, ce soir d’automne, il faisait son rapport devant la maîtresse. Selon les conceptions de madame, le rapport consistait à écouter les comptes rendus de ce qui s’était passé à l’exploitation, et à donner des ordres pour les affaires à venir. Selon les conceptions de l’intendant Égor Mikhaïlovitch, le rapport, c’était l’obligation d’être debout sur ses deux jambes, dans un coin, le visage tourné vers le divan, d’écouter un bavardage dépourvu de tout rapport avec les affaires, et, par divers moyens, d’amener madame à répondre bientôt avec impatience Bon, bon » à toutes les propositions de Égor Mikhaïlovitch. A présent, il s’agissait du recrutement. Du domaine Pokrovskoïe il fallait envoyer trois recrues. Deux étaient nettement désignées par le sort même, par la coïncidence des conditions familiales, morales et économiques. Sur ces deux recrues il ne pouvait y avoir d’hésitation ni de discussion soit de la part du mir 1, 1 Assemblée des chefs de famille des paysans du village qui gère les affaires intérieures du village. POLIKOUCHKA 33 soit de la part de la maîtresse, soit du côté de l’opinion publique. Le choix de la troisième recrue était discutable. L’intendant voulait protéger les trois Doutlov et envoyer un serf, Polikouchka, père de famille, qui avait une très mauvaise réputation et qu’on avait surpris, plusieurs fois, à voler des sacs, des guides, du foin. La propriétaire, qui caressait souvent les enfants déguenillés de Polikouchka, et, par des citations de l’évangile, essayait de le remettre dans la bonne voie, ne voulait pas le faire enrôler. D’autre part, elle ne voulait pas de mal aux Doutlov, qu’elle ne connaissait pas et qu’elle n’avait jamais vus; mais on ne sait pourquoi, elle ne pouvait rien comprendre, et l’intendant ne se décidait pas à lui expliquer carrément qu’à défaut de Polikouchka un Doutlov serait enrôlé. Mais, je ne veux pas le malheur des Doutlov »,— disait-elle avec âme. — Alors, payez trois cents roubles pour un homme ». Voilà ce qu’il fallait lui répondre. Mais la politique ne l’admettait pas. Ainsi Égor Mikhaïlovitch s’installait tranquillement, même s’appuyait au mur de façon visible, et gardant sur son visage une expression obséquieuse, commençait à observer le tremblement des lèvres de madame, le mouvement de la ruche de son bonnet dans l’ombre projetée sur le mur et sur les tableaux. Mais il ne trouvait pas du tout — vi. — Polikouchka . 3 Tolstoï 34 POLIKOUCHKA nécessaire de pénétrer le sens de ses paroles. Madame parlait beaucoup et lentement. Chez lui, les contractions d’un bâillement nerveux se dessinaient derrière les oreilles, mais, il le dissimula habilement, et, portant la main à sa bouche, feignit de tousser. J’ai vu récemment, lord Palmerston, demeurer assis, coiffé de son chapeau, pendant que les membres de l’opposition écrasaient le ministère, et, tout à coup, se lever et répondre par un discours de trois heures à toutes les objections de ses adversaires. J’ai vu cela et ne m’en étonnai pas, car j’avais vu des milliers de fois quelque chose de semblable entre Egor Mikhaïlovitch et sa propriétaire. Avait-il peur de s’endormir, ou lui semblait-il qu’elle s’emportait déjà trop, il transportait le poids de son corps du pied gauche au pied droit et commençait, comme toujours, par sa phrase sacramentelle — Comme vous voudrez, madame, seulement... seulement l’assemblée est maintenant chez moi, devant le bureau, et il faut en finir. Dans l’ordre, on dit qu’il faut amener les recrues à la ville avant l’Assomption et les paysans désignent les Doutlov, il n’y en a pas d’autres. Le mir ne garde pas vos intérêts ; ça leur est bien égal que nous ruinions les Doutlov, je sais donc quelle peine ils se sont donnée. Ainsi, depuis que je suis gérant, ils vivent toujours pauvrement. Le POLIKOUCHKÀ 35 vieux, à grand peine, a attendu son neveu, le cadet, et maintenant, il faut de nouveau le ruiner. Et moi, veuillez considérer que je me soucie de vos propres intérêts comme des miens. C’est dommage,, madame, comme il vous plaira. Ce ne sont ni mes parents ni mes frères et je n’ai rien reçu d’eux... — Mais je n’en doute pas, Egor — interrompit la maîtresse; et aussitôt elle pensa qu’il était acheté par les Doutlov. — ... Mais ils ont la meilleure cour de Pokrovs- koié; ce sont des paysans craignant Dieu, travailleurs, le vieux, pendant trente ans, a été mar- guillier; il ne boit pas de vin, ne jure jamais et va aux offices l’intendant connaissait le point sensible; et le principal, c’est qu’il n’a que deux fils, les autres sont des neveux. Le mir les désigne, et, à vrai dire, ceux qui ont deux travailleurs devraient tirer au sort. Les autres, même ceux qui ont trois fils, se sont séparés, et maintenant ils ont raison ; et ceux-ci doivent souffrir à cause de leur vertu. Ici, madame ne comprit déjà plus rien. Elle ne comprenait pas ce que signifiait le sort de deux travailleurs », la vertu » ; elle n’entendait que des sons et observait les boutons de nankin de la redingote de l’intendant. Le bouton supérieur, qu’il boutonnait sans doute moins souvent, était solidement attaché, ceux du milieu pendaient déjà tout-à-fait et demandaient depuis longtemps à 36 POLIKOUCHKA être recousus. Mais, comme chacun sait, pour les conversations, surtout pour les conversations d’affaires, il n’est pas nécessaire de comprendre tout ce qu’on vous dit, il suffît de se rappeler ce qu’on veut dire soi-même. Ainsi faisait madame. — Pourquoi ne pas vouloir comprendre, Egor Mikhaïlovitch? — dit-elle. — Je ne désire pas du tout qu’un Doutlov soit soldat. Tu me connais assez, il me semble, pour savoir que je fais tout ce que je peux pour aider mes paysans et que je ne veux point leur malheur. Tu sais que je suis prête à tout sacrifier pour me débarrasser de cette triste nécessité et ne donner ni Doutlov, ni Khoruchkine. Je ne sais pas s’il vint en tête à l’intendant que pour se débarrasser de cette triste nécessité il ne fallait pas sacrifier tout, mais seulement trois cents roubles, en tout cas, il pouvait facilement y penser. Je te dirai simplement une chose à aucun prix je n’enverrai Polikeï. Lorsqu’après cette affaire de la pendule, qu’il m’avoua lui-même, il me jura en pleurant qu’il se corrigerait, j’ai causé longtemps avec lui, et j’ai vu qu’il était touché et se repentait sincèrement. Ah! elle commence sa chanson », pensa Egor Mikhaïlovitch ; et il se mit à regarder la confiture, qui était mise dans un verre d’eau est-elle à l’orange ou au citron?... probablement amère » pensa-t-il. Depuis sept mois il ne s’est pas enivré une seule fois et s’est conduit fort bien. Sa POLIKOUCHKA 37 femme m’a dit qu’il était devenu un tout autre homme. Et comment veux-tu que je le punisse maintenant qu’il s’est amendé? N’est-ce pas affreux d’enrôler un homme qui a cinq enfants et qui est seul à les faire vivre? Non, ne m’en parle pas, cela vaudra mieux. Et la dame but quelques gorgées. Egor Mikhaïlovitch suivit le passage du liquide dans la gorge, et ensuite objecta brièvement et froidement — Alors vous ordonnez d’envoyer Doutlov ! La dame frappa des mains. — Mais pourquoi ne peux-tu pas me comprendre ? Est-ce que je désire le malheur des Doutlov? Ai-je quelque chose contre eux? Dieu m’est témoin que je suis prête à faire tout pour eux. Elle regardait le tableau dans le coin mais se souvint que ce n’était pas l’image de Dieu. Ça ne fait rien, il ne s'agit pas de cela » pensa-t-elle. C’était étrange que cette fois encore elle ne songeât pas aux trois cents roubles. Mais qu’y puis-je faire? Sais-je quoi? comment? Je ne puis le savoir. Eh bien, je m’en rapporte à toi, tu sais ce que je veux. Fais en sorte que tous soient satisfaits; que ce soit équitable. Que faire? Ils ne sont pas les seuls, tous ont des moments pénibles. Mais on ne peut envoyer Polikeï. Comprends donc que ce serait affreux de ma part ! Elle eût parlé encore longtemps, tant elle était 38 POLIKOUCHKA animée, mais à ce moment la bonne entra dans la chambre. — Qu’as-tu, Douniacha? — Un paysan vient d’arriver, il veut demander à Egor Mikhaïlovitch s’il ordonne que l’assemblée attende, — dit Douniacha, et elle regarda avec colère Egor Mikhaïlovitch. Quel diable d’intendant! pensait-elle. Il a troublé la maîtresse, et maintenant elle ne me laissera pas dormir avant deux heures du matin. — Alors, va Egor, et fais pour le mieux. — J’obéis. Déjà il ne parlait plus de Doutlov. Et qui ordonnez-vous d’envoyer pour chercher l’argent du jardinier? — Pétroucha n’est-il pas de retour de la ville? — Non — Et Nicolas, ne peut-il y aller? — Mon père est couché, il a mal aux reins, — dit Douniacha. — Ne voulez-vous pas m’ordonner de partir moi-même demain? demanda l’intendant. — Non, on a besoin de toi ici, Egor. La dame réfléchit. Combien d’argent? — Quatre cent soixante-deux roubles. — Envoie Polikeï, dit la maîtresse, en regardant résolument le visage d’Egor Mikhaïlovitch. Egor Mikhaïlovitch, sans desserrer les dents, POLIKOUCHKA 39 élargit sa bouche comme en un sourire, et son visage ne broncha pas. — J’obéis. — Envoie-le chez moi. Egor Mikhaïlovitch partit à son bureau. II Polikeï, homme infime, taré, et, qui pis est, venu d’un autre village, ne trouvait de protection ni chez la sommelière, ni chez le sommelier, ni chez l’intendant, ni chez la femme de chambre, et son coin était le pire, bien qu’avec sa femme et ses enfants, ils fussent sept. Les coins avaient été construits, au temps du feu seigneur, de la façon suivante. Au centre d’une izba de pierre de dix archines 1 se trouvait un poêle, autour duquel était ménagé le colidor comme disaient les domestiques, et chaque angle était séparé par des planches; de sorte qu’il n’y avait pas beaucoup de place, surtout dans l’angle de Polikeï, voisin de la porte. Le lit nuptial avec une mince couverture et des oreillers de calicot, un berceau d’enfant, une petite table à trois pieds, sur laquelle on pré- 1 L’archine vaut 0 m 711. POLIKOUCHKA 41 parait, lavait et posait tous les objets de la famille et où travaillait Polikeï lui-même il s’occupait des chevaux, les seaux, les habits, les poules, un petit veau et les sept membres de la famille remplissaient l’angle, et l’on n’aurait pu s’y mouvoir si le poêle commun ne leur eût donné sa quatrième partie où l’on mettait choses et gens, et s’ils n’avaient eu le perron pour sortir. À vrai dire, on ne pouvait pas sortir en octobre il faisait froid, et en fait de vêtement chaud il n’y avait qu’un touloupe pour sept; mais en revanche on pouvait se réchauffer, les enfants en courant, les grands •en travaillant; et les uns et les autres grimpaient sur le poêle chauffé parfois à quarante degrés. Il semble terrible qu’on puisse vivre dans de telles conditions, mais pour eux ce n’était rien ; ils y étaient accoutumés. Akoulina lavait, cousait, pour ses enfants et son mari ; elle travaillait au métier et blanchissait la toile ; elle préparait les aliments, dans le poêle commun, s'invectivait et potinait avec les voisines. La provision du mois était suffisante non seulement pour les enfants mais encore pour la vache ; le bois et la nourriture du bétail venaient de chez les maîtres. Parfois on donnait du foin de l’écurie. Ils avaient un petit morceau de potager ; la vache avait donné un veau ; ils élevaient des poules. Polikeï soignait les chevaux de l’écurie, il saignait les chevaux et le bétail, nettoyait leurs sabots, leur donnait des mixtures de 42 POLIKOÜCHKA sa propre invention et, parfois, recevait en récompense, de l’argent et des vivres. Parfois aussi, il lui restait de l’avoine des maîtres. Dans le village il y avait un paysan qui, régulièrement, chaque mois, pour deux mesures d’avoine, lui donnait vingt livres de mouton. La vie eût été supportable s’il n’y avait eu un ennui, et il y en avait un grand qui pesait sur toute la famille. Polikeï, dans sa jeunesse, vivait dans un autre village et s’occupait dans un haras. Le palefrenier avec qui il travaillait, était le plus grand voleur du pays ; il finit par la déportation. Polikeï avait fait son apprentissage chez ce palefrenier, et dès l’enfance, il s’était tellement habitué à ces bêtises, que, par la suite, malgré la louable intention de se mieux conduire, il en fut incapable. Il était jeune, faible, sans père ni mère, sans personne pour le corriger. Polikeï aimait à boire, et ne supportait pas, en quelque endroit que ce fût, qu’un objet quelconque fût mal gardé la grosse corde, la sellette, la serrure, la cheville, ou autre chose de plus de valeur trouvaient place chez Polikeï Ilitch. Partout il y avait des gens qui recélaient ces objets et les payaient, par consentement mutuel, avec du vin ou de l’argent. Ces gains sont les plus faciles, dit le peuple ils n’exigent ni études, ni travail, rien, et quand on en a essayé une fois, on ne veut pas d’autre métier. Il n’y a qu’un seul inconvénient à cette sorte de gain on trouve tout à bon marché POLIKOUCHli A -43 et facilement, la vie est agréable, mais, tout à coup, à cause de méchantes gens, l’industrie ne marche plus, il faut payer pour tout à la fois, et l’on ne sera plus heureux de toute sa vie. C’est ce qui était arrivé à Polikeï. Polikeï se maria; Dieu lui envoyait le bonheur sa femme, la fille du bouvier, était forte, intelligente, travailleuse, et lui donna des enfants tous plus beaux les uns que les autres. Polikeï continuait son commerce et tout allait bien. Mais, tout à coup, la déveine s’abattit sur lui ; il fut pincé. Il fut pincé pour une bagatelle il avait dérobé des guides à un paysan. On le prit ; il fut battu, dénoncé à la propriétaire, et on se mit à le surveiller. Il fut repris une deuxième fois, une troisième fois. Les gens commençaient à l’injurier ; l’intendant le menaçait du service militaire, la maîtresse lui faisait des réprimandes. Sa femme se mit à pleurer, devint triste ; tout allait mal. C’était un homme bon, pas méchant, mais faible, buveur, et il ne pouvait réfréner son mauvais penchant. Parfois sa femme l’injuriait, le battait même quand il rentrait ivre ; et lui, il pleurait. — Malheureux que je suis, — disait-il, — que puis-je faire ? Que mes yeux se crèvent ! Je cesserai, je ne le ferai plus. » Bast ! un mois après, il quitte la maison, s’enivre et disparaît pendant deux jours. Mais il prend de l’argent quelque part, pour faire la noce », ra- 44 POLIKOUCHKA tiocinaient les gens. Sa dernière affaire était celle de la pendule du bureau, une vieille pendule qui ne marchait plus depuis longtemps. Une fois, par hasard, il entra seul dans le bureau ouvert. Cette pendule le tenta, il la prit et la vendit en ville. Par un fait exprès, le marchand qui acheta la pendule était parent d’une domestique, et, pendant les fêtes, il vint au village et parla de la pendule. On commença à chercher, comme si c’était nécessaire à quelqu’un. L’intendant, surtout, n’aimait pas Polikeï, et l’on trouva. Madame fut informée de l’affaire ; elle appela Polikeï. Il tomba à genoux aussitôt, et avoua tout d’une façon touchante, comme sa femme lui avait appris à le faire. Ce fut très bien. Madame se mit à le sermonner puis parla, parla, admonesta, invoqua Dieu, la vertu, la vie future, la femme, les enfants, et l’amena jusqu’aux larmes. Madame lui dit — Je te pardonne, mais promets-moi que tu ne le feras plus jamais. — Je ne le ferai jamais! Que je disparaisse! Qu’on m’arrache les entrailles ! dit Polikeï. Et il pleurait pitoyablement. Polikeï, revenu à la maison, brailla toute la journée comme un petit veau, et resta sur le poêle. Depuis, on n’eut rien à lui reprocher. Mais sa vie n’était plus gaie. Les gens le regardaient comme un voleur, et, quand vint l’époque de l’enrôlement, tout le monde le désigna. POLIKOUCHKA 45 Polikeï, comme on l’a déjà dit, s’occupait des chevaux. Gomment était-il devenu tout à coup vétérinaire, personne ne le savait, et encore moins lui-même. Quand il travaillait au haras, chez le palefrenier déporté, il n’avait pas d’autre fonction que de nettoyer le fumier des écuries, parfois, de panser les chevaux, et d’apporter de l’eau. Ce n’était donc pas là qu’il avait pu apprendre. Ensuite il avait été tisserand, puis jardinier, il ratissait les allées; après, par punition, il avait dû faire des briques, ensuite, à la corvée, il remplissait les fonctions de portier chez un marchand. Là non plus, il n’avait donc pas eu de pratique. Mais dans les derniers temps, le bruit de son habileté merveilleuse en médecine vétérinaire commençait à se répandre. Il fit une saignée, puis une autre, ensuite il fit étendre à terre un cheval et lui gratta quelque chose dans la cuisse; après quoi, il exigea qu’on mît le cheval dans un travail et lui coupa le jarret jusqu’au sang, malgré que l’animal se débattît et poussât même des cris ; il expliqua que cela signifiait verser le sang de dessous le sabot. » Ensuite, il expliqua à un moujik qu’il était nécessaire de saigner deux veines pour la plus grande facilité. » et il se mit à frapper à coups de maillet sur la lancette émoussée, après quoi il passa sous le ventre du cheval une bande faite du fichu de sa femme. Enfin, il continua à soigner toutes les maladies avec du sel de vitriol mouillé du con- 46 POLIKOUCHKA tenu d’une fiole, et à donner pour l’usage interne ce qui lui venait en tête. Et plus il faisait souffrir les chevaux, plus il en tuait, plus on croyait en lui, plus on venait le chercher. Je sens qu’il n’est pas tout à fait convenable pour nous, les seigneurs, de nous moquer de Polikeï. Le procédé qu’il employait pour inspirer la confiance était le même que celui qui influençait nos pères, le même que celui qui agit sur nous et agira sur nos enfants. Le paysan qui appuie son ventre sur la tête de sa jument, son unique richesse, presque un membre de la famille, et qui, avec un sentiment mêlé de foi et de terreur, regarde le visage de Polikeï gravement froncé et ses mains fines, aux manches retroussées, avec lesquelles il presse précisément exprès le point douloureux-et coupe hardiment la chair vivante, alors qu’il se dit à part lui Bah ! ça passera peut- être », et feint de savoir où est le sang, où est la matière, où la veine sèche, où la veine pleine, et tient entre les dents le torchon guérisseur ou la fiole au vitriol, — ce paysan, dis-je, ne peut pas croire que Polikeï lève la main pour couper au hasard. Lui-même ne pourrait le faire. Une fois l’entaille pratiquée, il ne se reprochera pas d’avoir fait couper en vain. Je ne sais si vous avez éprouvé ce sentiment, mais moi je l’ai ressenti devant le docteur qui, sur ma demande, a tourmenté des gens chers à mon cœur. La lancette et la mysté- P0LIK0UC1IKA 47 rieuse fiole blanche avec le sublimé, et les paroles foulure, hémorrhoïdes, saignée , matière , etc., ne sont-ce pas les mêmes que nerfs % rhumatismes , organismes, etc.? Le vers Wage du zu irren und zu traümenl se rapporte moins aux poètes qu’aux médecins et aux vétérinaires. 1 Aie le courage de te tromper et de rêver. » III Le même soir, alors que l’assemblée qui choisissait la recrue criait près du bureau, dans le brouillard froid d’une nuit d’octobre, Polikeï était assis au bord du lit, près de la table, et écrasait avec une bouteille un ingrédient inconnu de lui- même, destiné à un cheval. Il y avait du sublimé, du soufre, du sel de Glauber, et de l’herbe que Polikeï cueillait. Une fois il s’était imaginé que cette herbe était bonne pour la pousse, et il ne trouvait pas inutile de la donner aussi dans d’autres cas. Les enfants étaient déjà couchés deux sur le poêle, deux dans le lit, un dans le berceau, près duquel était assise Akoulina devant son métier. Un bout de bougie, du bougeoir de maître, mal gardé, était sur le bord de la fenêtre dans un chandelier de bois ; et, pour que son mari ne se détachât pas de ses occupations graves, Akoulika se levait pour moucher la mèche avec ses doigts. POLIkOL'CHlvA 49 Quelques esprits forts considéraient Polikeï comme un vétérinaire ignorant et une cervelle vide. D’autres, la majorité, le regardaient comme un mauvais sujet, mais un grand maître en son art, et Akoulina, bien qu’elle injuriât souvent son mari et au besoin le battit, le considérait indubitablement comme le meilleur vétérinaire et l’homme le plus capable » au monde. Polikeï versa dans le creux de sa main un ingrédient quelconque il n’employait pas de balances et parlait ironiquement des pharmaciens allemands qui s’en servaient, — Ça, disait-il, ce n’est pas une pharmacie. » Polikeï secoua son ingrédient, il n’en trouva pas assez et en versa dix fois plus. Je mettrai tout, ça le relèvera mieux », se dit-il. Akoulina se retourna rapidement à la voix de son maître, en attendant des ordres. Mais, en s’apercevant qu’il ne s’adressait pas à elle, elle haussa les épaules. Tout de même, quel esprit!... Et où prend-il ça! » pensa-t-elle ; et elle se remit au métier. Le papier qui avait enveloppé l’ingrédient tomba sous la table. Akoulina ne l’y laissa pas. — Anutka ! ton père a laissé tomber quelque chose, ramasse. Anutka sortit ses petites jambes maigres, nues, du manteau qui la couvrait ; elle passa sous la table comme un petit chat, et prit le papier. — Voici, petit père — Et ses petites jambes gelées disparurent de nouveau dans le lit. Tolstoï. — vi. — Polikouchka 4 50 POLIKOUCHKA — Pourquoi tu pousses? glapit la sœur cadette d’une voix zézéyante et endormie. — Je vous... ! — fît Akoulina, et les deux têtes disparurent sous le manteau. — S’il donne trois roubles, dit Polikeï en bouchant la bouteille, je guérirai le cheval. C’est en core bon marché, ajouta-t-il. Va, casse-toi la tête ! Akoulina, va demander un peu de tabac chez Nikita. Je le rendrai demain. Et Polikeï tira de la poche de son pantalon une pipe en tilleul, jadis peinte, avec de la cire en guise de tuyau, et se mit à la préparer. Akoulina quitta son métier et sortit, sans s’accrocher nulle part, ce qui était très difficile. Polikeï ouvrit une petite armoire, y mit le flacon, et prit un litre vide qu’il porta à sa bouche, il n’y avait plus d’eau-de-vie. Il fronça les sourcils, mais lorsqu’avec le tabac que sa femme lui apporta, il eût bourré sa pipe, et qu’il la fuma assis au bord du lit, son visage brillait de la fierté joyeuse d’un homme qui a terminé son travail quotidien. Peut-être songeait- il comment il s’y prendrait'le lendemain pour saisir la langue du cheval et lui verser dans la bouche la mixture étonnante, ou se disait-il qu’on trouve un homme toujours bien, quand on a besoin de lui, et que somme toute Nikita avait quand même donné du tabac ». Il se sentait bien. Mais soudain, la porte, qui était suspendue sur un seul gond, s’ouvrit et dans le coin apparut une jeune fille d’en haut, POLIKOUCHKA 51 pas la deuxième, mais la troisième, la petite qu’on gardait pour les courses; en haut , chacun le sait, signifiait la maison des maîtres, même quand elle était en bas. Axutka, c’était le nom de la fillette, courait toujours avec la rapidité d’une flèche, elle ne pliait pas les bras mais les remuait comme un balancier, non pas le long des côtes, mais devant le corps, dans une cadence qui suivait la rapidité de ses mouvements. Ses joues étaient toujours plus roses que sa robe rose ; sa langue remuait toujours avec la même vélocité que les jambes. Elle bondit dans la chambre, et s’accrochant au poêle, elle se mit à se balancer, puis comme si elle avait le désir de ne pas dire plus de trois paroles à la fois, elle prononça d’une voix suffocante, en s’adressant à Akoulina — Madame ordonne à Polikeï Ilitch de venir tout de suite en haut, ordonne... elle s'arrêta et respira profondément. Egor Mikhaïlovitch était chez madame, on a parlé des recrues, on a nommé Polikeï Ilitch... Avdotia Mikhaïlovna a ordonné qu’il vienne tout de suite. Madame a ordonné... elle respira de nouveau’» qu’il vienne tout de suite. Pendant une demi-minute, Axutka regarda Polikeï, Akoulina et les enfants qui se montraient sous la couverture, prit une coquille de noisette qui était sur le poêle, la jeta à Anutka, prononça encore une fois Venir tout de suite », puis, comme le vent, bondit hors de la chambre, et les balanciers. POLIKOUCIIKA 52 avec leur rapidité habituelle, s’agitèrent en travers de la ligne de sa course. Akoulina se leva et donna les bottes à son mari. Lesbottes, des bottes de soldat, étaient mauvaises, déchirées. Elle prit le cafetan qui était sur le poêle et le lui tendit sans le regarder. — Ilitch, tu ne changes pas de chemise? — Non, — dit Polikeï. Akoulina ne regarda pas une seule fois son visage pendant, qu’en silence, il se' chaussait et s’habillait. Et elle fît bien. Le visage de Polikeï était pâle, sa mâchoire inférieure tremblait, et ses yeux avaient cette expression geignarde, timide, profondément malheureuse qui ne se rencontre que chez les hommes bons, faibles et coupables. Il se peigna puis voulut partir. Sa femme l’arrêta, lui arrangea le pan de la chemise qui était sur Varmiak et lui mit son bonnet. — Quoi ! Polikeï Ilitch ! est-ce que madame vous demande ? fît entendre à travers la cloison, la voix de la femme du menuisier. La femme du menuisier, le matin même, avait eu une grosse dispute avec Akoulina, à cause d’un pot de lessive que les enfants de Polikeï avaient renversé chez elle, et, au premier moment, il lui était agréable de comprendre que Polikeï était appelé chez madame probablement ce n’était pas pour Son bien. En outre c’était une fine mouche, mé^ POLIKOUCHKA 53 chante, personne mieux qu’elle savait vous mortifier d’un mot, c’est du moins ce qu’elle pensait d’elle même. — On veut sans doute l’envoyer à la ville pour les achats, — continua-t-elle. — Je pense qu’on veut un homme sûr, alors on vous envoie. Dans ce cas, achetez-moi un quart de thé, Polikeï Ilitch. Akoulina retenait ses larmes et ses lèvres se crispaient méchamment. Elle aurait voulu crêper le chignon de cette mégère. Mais quand elle regarda ses enfants, à l’idée qu’ils allaient rester orphelins et elle, femme de soldat, elle oublia les railleries de la femme du menuisier, cacha son visage dans ses mains, s’assit sur le lit et sa tête tomba sur l’oreiller. — Petite maman, tu m’aplatis, — balbutia la fillette zézéyante, en tirant son manteau, qui était pris sous le coude de sa mère. — Au moins fussiez-vous tous morts ! C’est pour le malheur que je vous ai mis au monde ! — cria Akoulina. Et ses sanglots emplirent la chambre, à la grande joie de la femme du menuisier qui n’avait pas encore oublié la lessive du matin. Une demi-heure se passa. L’enfant criait. Akou- linaselevaet lui donna le sein. Elle ne pleurait déjà plus, mais, de la main soutenant son visage maigre et encore joli, elle regardait fixement la chandelle qui touchait à sa fin. Elle pensait pourquoi me suis-je mariée ; pourquoi faut-il tant de soldats? et comment puis-je me venger de la femme du menuisier? » Elle entendit les pas de son mari. Elle essuya ses larmes et se leva pour le laisser passer. Polikeï entra bravement. Il jeta son bonnet sur son lit, respira, et se mit à enlever sa ceinture, — Eh bien quoi? Pourquoi t’a-t-elle fait appeler ? — Hum ! C’est connu ! Polikouchka c’est le dernier des hommes, et quand il y a quelque affaire c’est lui qu’on appelle ! C’est Polikouchka. — Quelle affaire ? POLIKOUCHKA 55 Polikouchka ne se hâtait pas de répondre. Il alluma sa pipe et cracha. — Elle m’a ordonné d’aller chez un marchand pour toucher de l’argent. — Apporter de l’argent? demanda Akoulina. Polikouchka sourit et hocha la tête. — Ah ! comme elle parle bien ! Toi, dit-elle, tu étais noté comme un homme peu sûr, seulement j’ai plus confiance en toi qu’en aucun autre. Polikeï parlait haut pour être entendu des voisins. Tu m’as promis de te corriger, alors, voici la première des épreuves nécessaires pour que je te croie. Va chez le marchand, — dit-elle, — prends l’argent, et rapporte-le moi. — Moi, dis-je, madame, tous vos serfs doivent vous servir comme Dieu. C’est pourquoi je sens que je peux faire tout pour votre santé et ne refuse aucun travail; je remplirai tout ce que vous ordonnerez, parce que je suis votre esclave de nouveau il sourit, de ce sourire particulier d’un homme faible, bon et coupable. — Alors, dit- elle, ce sera sùr? Comprends donc que ton sort en dépend.— Comment, dis-je, pourrais-je ne pas comprendre que je puis faire tout? Si on vous a dit du mal de moi, on peut en dire autant de chacun, et moi, je crois n’avoir jamais pensé rien contre votre bonheur. En un mot je l’ai enchantée si bien que madame est devenue tout à fait souple. — Toi, dit-elle, tu seras mon homme de confiance. 56 POLIKOUCHKA Il se tut et de nouveau le même sourire s’arrêta sur son visage. Je sais bien comment il faut causer avec eux, quand j’étais à la corvée... Lemaître arrive, bondit, mais je n’avais qu’à lui parler, il se calmait tant, qu’il devenait comme du velours. — C’est beaucoup d’argent? — demanda Akou- lina. — Trois fois un demi-millier de roubles, — répondit négligemment Polikeï. Elle hocha la tête, — Quand faut-il partir ? — Elle a dit demain; Prends, dit-elle, le cheval que tu veux, va au bureau, et que Dieu t’accompagne. » — Dieu soit loué ! — prononça Akoulina en se levant et se signant. — Que Dieu t’aide, Ilitch, — murmura-t-elle pour ne pas être entendue derrière le cloison. Et le retenant par la manche de sa chemise — Ilitch, écoute-moi ; je te supplie, au nom du Christ, quand tu partiras, baise la croix en jurant que tu ne boiras une seule goutte. — Tu crois que je boirai avec tant d’argent ! Là- bas, comme il y a quelqu’un qui joue du piano. C’est chic! ajouta-t-il après un court silence et en souriant. — C’est sans doute la demoiselle. J’étais debout devant elle, devant madame, sur le seuil, et la demoiselle de l’autre côté de la porte. Elle se mit à jouer, elle se mit à jouer; c’est si beau! Je POLIKOUCHKA 57 jouerais, ma foi, j’arriverais, j’arriverais juste, je serais habile pour cela. Donne-moi pour demain une chemise propre. Et ils allèrent se coucher heureux. Pendant ce temps l’assemblée s’échauffait devant le bureau. L’affaire devenait sérieuse. Presque tous les paysans étaient réunis et pendant qu’Egor Mikhaïlovitch était chez la dame, les têtes étaient couvertes, un plus grand nombre de voix prenaient part à la discussion et ces voix devenaient plus bruyantes. Le bruit des voix épaisses, interrompu de temps en temps par des paroles entrecoupées, rauques,'emplissait l’air, et ce vacarme parvenait, comme celui d’une mer houleuse, jusqu’aux fenêtres de la maîtresse, qui en éprouvait de l’inquiétude nerveuse, semblable à celle qu’excite un fort orage. Elle était tantôt effrayée, tantôt agacée. Il lui semblait toujours que les voix allaient devenir plus hautes et plus fréquentes, que quelque chose allait arriver. Comme si l’on ne pouvait s’arranger doucement, avec calme, sans cris, selon la loi chrétienne, fraternelle et douce, » pensait-elle. POLIKOUCHKA 59 Beaucoup de voix parlaient ensemble, la plus haute était celle de Fedor Riézoune, le charpentier. Il y avait dans sa famille deux travailleurs, et il tombait sur les Doutlov. Le vieux Doutlov se défendait. Il vint devant la foule, derrière laquelle il se tenait auparavant, et, tout suffocant, les bras largement écartés, ou tirant sa petite barbiche, il s’engouait si souvent qu’il lui était difficile de comprendre lui-même ce qu’il disait. Ses enfants et ses neveux, tous de beaux garçons, se serraient près de lui et le vieux Doutlov rappelait la poule dans le jeu du milan et des poussins. Le milan c’était Riézoune, et non Riézoune seul mais tous ceux qui ne comptaient que deux travailleurs ou un seul par famille presque toute l’assemblée tombait sur Doutlov. Il s’agissait de ceci le frère de Doutlov, trente ans avant, avait été enrôlé, c’est pourquoi, Doutlov ne voulait pas être compris parmi les familles de trois travailleurs ; il voulait qu’on tînt compte du service de son frère et qu’on le rangeât dans le sort commun parmi les familles de deux travailleurs, et qu’on choisît parmi celles-ci la troisième recrue. Outre Doutlov, il y avait encore quatre familles de trois travailleurs ; mais l’un deux était était starosla 1. et la maîtresse l’avait dispensé ; une autre famille, lors du dernier enrôlement, avaitfourni une recrue, 1 L’ancien du village. f>0 POLIKOUCHKA chacune des deux autres avait donné un homme, si bien que l’un d’eux n’était même pas venu à l’as - semblée, seule sa femme attristée était derrière tout le monde, espérant vaguement que la roue tournerait peut-être pour son bonheur ; l’autre le roux Romane, en armiak déchiré, bien qu’il ne fût pas pauvre, était appuyé au perron, et, la tête incliné, se taisait tout le temps ; parfois il regardait celui qui élevait la voix, et de nouveau il baissait la tête. Toute sa personne respirait le malheur. Le vieux Semion Doutlov était un homme tel, que'quiconque le connaissait un peu, lui eût donné à garder des centaines et des milliers de roubles. C’était un homme modéré, craignant Dieu, aisé, en outre, il était marguillier, aussi son acharnement était-il d’autant plus étonnant. Riézoune, le charpentier, était au contraire un gaillard de haute taille, brun, tapageur, ivrogne, hardi et particulièrement habile dans les discussions et les querelles, dans les assemblées, aux marchés, avec les ouvriers, les marchands, les paysans ou les maîtres. Maintenant il était calme, mordant, et de toute la hauteur de sa taille, de toute la force de sa voix sonore et de son talent oratoire, il écrasait le marguillier qui suffoquait etperdait pied. A la discussion prenaient part aussi Garasska, Kopilov, encore jeune, le visage rond, la tête POLIKOUCIIKA 61 carrée, la barbe frisée, l’un des parleurs de la génération postérieure à Riézoune, qui se distinguait par sa parole raide, et avait déjà une certaine autorité dans l’assemblée. Ensuite, Feodor Melnitchnï, un paysan jaune, maigre, long, voûté, jeune encore, la barbe rare, les yeux toujours rageurs et sombres. Il prenait tout en mauvaise part, et troublait souvent l’assemblée par ses questions et ses observations inattendues et saccadées. Ces deux parleurs étaient du côté de Riézoune. En outre, deux bavards se mêlaient de temps en temps à la discussion l’un, au visage plein de bonhomie, la barbe longue, large, Krapkov, qui ajoutait à chaque mot mon cher ami » ; l’autre, un petit, au bec d’oiseau, Gidkov, qui lui aussi disait sans cesse Voilâmes frères, résulte donc... », et qui s’adressait à tout le monde et parlait bien, mais mal à propos. Ils étaient tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, mais personne ne les écoutait. Il y en avait encore d’autres du même genre, mais ces deux-là se glissaient dans la foule, criaient davantage, et effrayaient la maîtresse ; ils étaient les moins écoutés, et, étourdis par tous les cris, ils se livraient au plaisir de faire marcher leur langue. Il y avait encore beaucoup de diverses catégories de gens des taciturnes, des convenables, des indifférents, des opprimés, et aussi des femmes qui, avec leurs bâtons, se tenaient derrière les paysans. Mais de tous ces gens, si Dieu me le per- 62 POLIKOUCHKA met, je parlerai une autre fois. En général, la foule était composée de paysans qui se tenaient dans l’assemblée comme à l’église, et causaient en chuchotant, de leurs affaires de famille, du moment d’aller dans la forêt couper du bois, ou attendaient en silence qu’on eût fini de hurler. Il y en avait aussi de riches auxquels l’assemblée ne pouvait rien ajouter ni diminuer de leur bien-être. Tel était Ermil avec son visage large, luisant, que les paysans appelaient le gros ventre, parce qu’il était riche. Tel était encore Staros- tine, dont la face suait l’assurance Vous aurez beau dire, personne ne me touchera. J’ai quatre fils, mais chez moi on ne prendra personne. » Les fortes tètes comme Kopilov et Rié- zoune l’attaquaient rarement et il leur répondait avec calme et fermeté, avec la conscience de son inviolabilité. Si Doutlov ressemblait à la poule dans le jeu du milan, ses garçons ne ressemblaient guère aux poussins. Ils ne s’agitaient pas, ne criaient pas, mais se tenaient calmes derrière lui. L’aîné, Ignate, avait déjà trente ans ; le second, Vassili, était aussi marié, mais pas bon pour l’enrôlement ; le troisième, Iluchka, le neveu, qui venait de se marier, était blanc, rose, portait un élégant louloujje il était postillon. Il regardait la foule en se grattant parfois la nuque, sous le bonnet, comme s’il n’était pas en jeu ; et c’est lui, précisément, que les malins voulaient désigner; POLIKOUCHKA 63 — C’est comme ça ! mon grand-père aussi était soldat, — disait l’un ; — alors à cause de cela, je refuse de me soumettre au sort ! — Il n’existe pas de pareille loi, mon cher. Au dernier enrôlement on a pris le fils de Mikheïtch et pourtant son oncle n’est pas encore revenu à la maison. — Chez toi, ni ton père, ni ton oncle n’ont servi le tzar, — disait en même temps Doutlov ; — et toi non plus tu ne sers ni le maître, ni le mir. Tu n’as fait que boire, et tes enfants t’ont quitté parce qu’on ne peut vivre avec toi. Alors tu veux nuire aux autres, tandis que moi, pendant dix ans, j’ai été starosta. Deux fois j’ai eu l’incendie et personne ne m’a aidé, et parce que chez nous, dans la maison, tout est calme, honnête, alors, on veut me ruiner. Rendez-moi donc mon frère. N’est-il pas mort là-bas au service? Jugez la vérité selon la volonté de Dieu, mir orthodoxe, et n’obéissez pas à un ivrogne menteur! En même temps, Guérassime disait à Doutlov. — Tu nous cites l’exemple de ton frère, mais c’est pas le mir qui l’a enrôlé, c’est à cause de sa débauche que les maîtres l’ont fait soldat; ce n’est donc pas une raison en ta faveur. Guérassime n’avait pas encore achevé, que le long et jaune Feodor Melnitchnï s’avançait, sombre, et disait — C’est ça, les seigneurs envoient qui ils veulent 64 POLIKOUCHKA et c’est ensuite le mir qui doit se débrouiller. Le mir a décidé que ton fils doit partir, et si tu ne le veux pas, demande à madame, elle ordonnera peut-être qu’on m’enrôle, moi, fils unique, voilà la loi ! — fit-il avec rage. Et de nouveau, avec un geste de la main, il regagna sa place. Romane le roux, dont le fils était désigné, leva la tête et prononça — Voilà, c’est ça, c’est ça! » et même, de dépit, s’assit sur une marche. Mais ce n’était pas tout ; outre les voix qui parlaient toutes à la fois et ceux qui, par derrière, causaient de leurs affaires, les bavards non plus n’oubliaient pas leur rôle. — Oui, en effet, mir orthodoxe, dit le petit Gidkov, en répétant les paroles de Doutlov, — il faut juger en chrétien, c’est-à-dire, mes frères, il est nécessaire de juger en chrétien. — Il faut juger en conscience, mon cher ami, dit le bon Khrapkov, en répétant les paroles de Kopilov et tirant Doutlov par son louloupe. C’était la volonté des seigneurs et non la décision du mir. — C’est juste ! Voilà ! disaient les autres. — Quel est cet ivrogne, ce menteur? clamait Riézoune. — Est-ce toi qui m’as donné à boire, hein? hein? Ou bien est-ce ton fils, lui qu’on ramasse dans la rue, qui me reproche de boire ? Quoi ! mes frères, il faut prendre une résolution. Si vous voulez épargner Doutlov, alors choisissez non seulement parmi les familles de deux tra- POLIKOUCHKA 65 vailleurs, mais parmi les fils uniques, et lui, il se moquera de nous ! — C’est à Doutlov de partir ! 11 n’y a pas à dire. — C’est connu!... Ceux qui ont trois garçons doivent d’abord tirer au sort, — dirent des voix. — Ça dépend de ce que Madame ordonnera. Egor Mikhaïlovitch a dit qu’on allait donner un des dvorovoï , dit une voix. Cette objection arrêta un peu la discussion, mais bientôt elle s’enflamma de nouveau et devint personnelle. Ignate, de qui Riézoune avait dit qu’on le ramassait dans la rue, se mit à prouver à Riézoune, qu’il avait volé la scie du charpentier de passage, et qu’étant ivre, il avait manqué de tuer sa femme sous les coups. Riézoune répondit qu’il battait sa femme quand il était ivre ou à jeun et que ce n’était pas encore assez ; et il fit rire tout le monde. Mais pour la scie, il était offensé, il se rapprocha d’Ignate et se mit à l’interpeller. — Qui l’a volée ? — Toi, —répondit hardiment le vigoureux Ignate, en se mettant encore plus près de lui. — Qui l'a volée ? C’est peut-être toi! — Non ! c’est toi ! — cria Ignate. Après la scie, ce fut le tour d’un cheval volé, puis d’un sac d’avoine, d’un carré de potager, d’un Tolstoï. — vi. — Polikouchka. î; 66 POLIKOUCHKA cadavre quelconque. Et les deux paysans se dirent des choses si horribles, que si la centième partie eût été vraie, selon les lois, tous deux eussent été, pour le moins, déportés en Sibérie. Pendant ce temps, le vieux Doutlov avait choisi un autre moyen de défense. Les cris de son fils lui déplaisaient. Il l’arrêta et lui dit C’est un péché, laisse I » Et lui-même prouvait que les familles de trois travailleurs n’étaient pas seulement celles qui avaient trois fils ensemble, mais aussi celles dont les fils vivaient séparés, et il désigna encore Sta- rostine. Starostine sourit un peu, toussota, et, en caressant sa barbe, à la manière d’un riche paysan, il répondit que c’était la volonté du maître, et que si son fils était libéré, c’est sans doute qu’il l’avait mérité. Quant aux familles partagées, Gruérassime anéantit, aussi le raisonnement de Doutlov, en faisant observer qu’il fallait leur défendre de se séparer, comme du temps des vieux seigneurs après l’été, on ne va pas chercher la framboise, et en tout cas, on ne peut maintenant enrôler les fils uniques. — Est-ce par plaisir qu’on se sépare? Pourquoi donc nous ruiner tout à fait maintenant ! — disaient les voix des travailleurs séparés !... Et les bavards se joignaient à eux. — Eh ! rachète un homme si ça ne te plaît pas ! Tes moyens te le permettent! — dit Riézoune à Doutlov. POLIKOüCHKA 67 Doutlov croisa désespérément son cafetan et se plaça derrière les autres paysans. — Tu as sans doute compté mon argent ! fit-il avec colère. Voilà, nous verrons encore ce que dira Egor Mikhaïlovitch de la part de Madame. VI En effet, Egor Mikhaïlovitch sortait à ce moment de la maison. Les bonnets, l’un après l’autre, se soulevaient, et à mesure que l’intendant s’approchait, l’une après l’autre, apparaissaient des tètes chauves au milieu, devant, des tètes blanches, grises, rousses, brunes, blondes ; peu à peu les voix se calmaient, et enfin, le silence s’établit tout à fait. Egor Mikhaïlovitch était debout sur le perron ; il fit signe qu’il voulait parler. Egor Mikhaïlovitch, dans sa longue redingote, ses mains enfoncées dans les poches de devant, sa casquette rabattue, se tenait les jambes écartées, sur la hauteur, où se levaient les tètes tournées vers lui les unes vieilles, les autres, jolies, et barbues. Il avait un tout autre air qu’en présence de la dame. Il était majestueux. _ Les enfants ! voici la décision de Madame elle ne veut envoyer aucun des dvorovoï, et celui POLIKOUCHKA 69 que vous choisirez vous-mêmes parmi vous, celui- là partira. Maintenant il nous en faut trois. A vrai dire deux et demi, l’autre moitié comptera comme avance. C’est la même chose, si ce n’est maintenant, ce sera une autre fois. — C’est connu ! C’est vrai ! disaient les voix. — Selon moi, continua Egor Mikhaïlovitch, tant qu’à Khorochkine et Vaska Mitukhine, c’est Dieu lui-même qui les a choisis pour être soldats. — Oui ! C’est sûr! dirent des voix. — Le troisième doit être un Doutlov ou quelqu’un parmi les familles de deux travailleurs. Qu’en dites-vous ? — A Doutlov ! — crièrent les voix. — Les Doutlov sont trois. Et de nouveau, peu à peu, les cris recommencèrent, et, l’on en revint au carré de potager, au rouet volé dans la cour des maîtres. Egor Mikhaïlovitch, qui géraitle domaine'depuis vingt ans, était un homme intelligent et expert. 11 resta debout, écoutant pendant un quart d’heure, et tout à coup, il ordonna à tout le monde de se taire et aux Doutlov de tirer au sort lequel des trois partirait. On coupa des papiers; Khrapkov, les mit dans un bonnet, les secoua et tira le billet d’Iluchka. Tous se taisaient. — C’est à moi, hein ? Montre ça — dit Ilia d’une voix entrecoupée. 70 POLIKOUCHKA Tous se taisaient. Egor Mikhaïlovitch ordonna d’apporter le lendemain l’argent destiné aux recrues sept kopeks par cour ; puis il déclara l’affaire finie, et il dispersa l’assemblée. Les bonnets s’enfoncaient sur les nuques ; la foule se mouvait dans un brouhaha de conversations et de pas. L’intendant, resté sur le perron, regardait s’éloigner la foule. Quand les jeunes Doutlov eurent tourné le coin, il appela le vieux qui s’arrêtait de lui-même, et entra avec lui au bureau. — Je te plains, vieillard, — dit Egor Mikhaïlovitch, en s’asseyant devant la table. — C’est ton tour. Ne rachèteras-tu pas ton neveu ? Le vieux, sans répondre, regarda avec importance Egor Mikhaïlovitch. — Il n’y a rien à faire ! — répondit à son regard Egor Mikhaïlovitch. — Nous serions heureux de le racheter, mais nous n’avons pas de quoi, Egor Mikhaïlovitch. Nous avons perdu deux chevaux cet été. J’ai marié mon neveu. Evidemment notre sort est tel parce que nous vivons honnêtement. A lui, c’est bon à dire Il pensait à Riézoune. Egor Mikhaïlovitch se frotta le visage avec la main et bâilla. Évidemment ça l’ennuyait déjà et il était temps de prendre le thé ! — Éh ! vieux, ne pèche pas, dit-il. Cherche bien à lacave, peut-être trouveras-tu quatre cents roubles ; POLIKOUCHKA 71 je t’achèterais un amateur, une merveille. Récemment, un homme m’a demandé. — En province? demanda Doutlov. 11 comprenait la ville. — Eh bien, tu rachèteras ? — Je serais heureux devant Dieu, mais... Egor Mikhaïlovitch l’interrompit sévèrement. — Eh bien, écoute donc, vieux qu'Iluchka ne tente rien contre lui ; quand j’enverrai, aujourd’hui ou demain, qu'il soit prêt sur-le-champ. Tu le conduiras et tu en seras responsable et si, Dieu l’en garde, il lui arrivait quelque chose, j’enverrais ton aîné, tu comprends? — Mais on ne peut envoyer un homme pris parmi deux travailleurs, Egor Mikhaïlovitch. C’est pas de chance, — dit-il après un silence ; — mon frère est mort soldat et l’on prend encore le fils. Pourquoi m’arrive-t-il un tel malheur? — fit-il, pleurant presque et prêt à tomber à genoux. — Eh bien! va; on n’y peut rien; c’est l’ordre. Surveille bien Iluchka; tu en es responsable, — dit Egor Mikhaïlovitch. Doutlov se rendit chez lui en frappant, songeur, les cailloux de la route. Le lendemain malin, de bonne heure, une charrette de voyage, celle dont le gérant se servait pour ses courses, stationnait devant le pavillon » des domestiques. Elle était attelée d’un grand hongre bai appelé, on ne sait pourquoi, Tambour. Annutka, la fille aînée de Polikeï, malgré la pluie aux larges gouttes et le vent froid, était pieds nus à la tête du hongre. Se tenant à distance avec une peur évidente, d’une main elle tenait la bride et, de l’autre, soutenait sur sa tête une camisole d’un jaune verdâtre qui, dans la famille, servait de couverture, de pelisse, de bonnet, de tapis, de pardessus pour Polikeï et encore à beaucoup d’autres usages. Dans Le coin , il y avait grand branle-bas. Il faisait encore sombre ; la lumière matinale traversait à peine la fenêtre collée, par ci par là, de papier. Akoulina négligeait, pour'le moment, provisions, cuisine, enfants. Lespetits, pas encore levés, grelot - POLIKOUCHKA 73 taient, puisque leur couverture, redevenue habit, était remplacée par le fichu de la mère. Akoulina était occupée à préparer le départ de son mari. La chemise était propre, les bottes, qui comme on dit demandaient à manger, étaient de ce fait l’objet d’un soin particulier. D’abord elle ôta de ses pieds ses gros chaussons de laine, les seuls qu’il y eût à la maison, et les donnaà son mari; ensuite, avec une couverture de cheval, mal gardée à l’écurie et qu’I- litch avait apportée l’avant-veille dans l'izba, elle réussit à faire des petites pièces pour boucher les trous des chaussures et garantir de l’humidité les pieds d’Ilitch. Ilitch lui-même, assis et les pieds sur le lit, arrangeait sa ceinture de façon qu’elle n’eût plus l’air d’une corde sale. Et la gamine maligne, bégayante, dans une pelisse qui même mise sur sa tête s’empêtrait dans ses jambes, était envoyée chez Nikita pour lui emprunter son bonnet. Les gens de la cour augmentaient le tohu-bohu en venant demander à Ilitch d’acheter à la ville, pour l’un des aiguilles, pour l’autre, un peu de thé, pour le troisième, de l’huile de ricin, un autre un peu de tabac, la femme du menuisier du sucre ; celle-ci avait déjà réussi à allumer le samovar et, pour enjôler Ilitch, elle lui apporta, dans un bol, la boisson qu’elle appelait du thé ! Nikita ayant refusé de donner son bonnet, il fallait réparer le sien, c’est-à-dire fourrer dedans les petits morceaux 74 POLIKOUCHKA d’ouate qui sortaient et pendaient et coudre les trous avec une aiguille de vétérinaire; les bottes, avec une pièce au mollet ne couvraient pas toute la jambe. Anutka, gelée, laissa échapper Tambour, et Machka, couverte de la pelisse, alla à sa place, puis dut laisser la pelisse, et Akoulina sortit elle- même pour tenir Tambour. Malgré tout cela, Ilitch mit enfin sur son dos tous les vêtements de la famille, ne laissant que la camisole et les savates , puis il s’installa dans la charrette, se serra, arrangea le foin , s’enveloppa une fois de plus, ramena les guides, se serra encore davantage, comme le font les gens sérieux, et partit. Son gamin, Michka, qui était sur le perron exigeait qu’on le mît en voiture ; la bégayante Machka demanda aussi qu’on la voitule et qu’elle a chaud sans pelisse ». Polikeï, retenant Tambour, sourit d’un sourire paisible, Akoulina fit monter les enfants, et, en s’inclinant vers lui, tout bas, elle lui rappela son serment de ne rien boire en route. Polikeï emmena les enfants jusque chez le forgeron, là, il les fît descendre, se serra de nouveau, renfonça son bonnet et partit seul, d’un petit trot régulier. Les cahots faisaient trembler ses joues et heurter ses pieds contre le garde-crotte. Machka et Michka coururent pieds nus à la maison sur la montée glissante, avec une telle rapidité et des cris si aigus qu’un chien, venu de la campagne dans la cour, les regarda, et tout à coup, POLIKOUCHKA 75 la queue rabattue, se mit à courir vers la maison en aboyant, et les héritiers de Polikeï en crièrent dix fois plus fort. Le temps était mauvais, le vent coupait le visage, et tantôt la neige, tantôt la pluie, tantôt le givre commençaient à fouetter la face d’Ilitch, ses mains nues, froides, qu’il cachait avec les guides sous les manches de son armiak , les courroies de l’arc et la vieille tête de Tambour qui rabattait les oreilles et fermait les yeux. Puis, tout à coup, le ciel s’éclaircit momentanément, on voyait nettementles nuages blanchâtres de neige, et le soleil semblait percer, mais en hésitant et sans joie, comme le sourire de Polikeï lui- même. Malgré cela Ilitch était plongé en d'agréables pensées. Lui qu’on avait voulu déporter, lui qu’on avait menacé du service militaire, lui que-le paresseux seul n’injuriait ni ne battait, lui à qui l’on donnait toujours les pires corvées, il était envoyé pour toucher une somme d’argent, beaucoup d’argent, et Madame avait confiance en lui; il était dans la charrette du gérant, attelée de Tambour, que prenait Madame elle-même ; il allait comme un postier avec deux guides de cuir... Et Polikeï se redressait, rentrait l’ouate qui sortait de son bonnet et se serrait encore davantage. Cependant si Ilitch pensait avoir l’air d’un riche postier, il se trompait. Chacun sait, il est vrai, que même les marchands 76 POLIKOUCHKA qui ont dix mille roubles, vont dans des charrettes avec des guides de cuir ; mais quand même ce n'est pas la même chose. On voit un homme, avec une barbe, en caftan bleu ou noir, seul assis dans sa charrette que conduit un cheval bien nourri; seulement dès qu’on regarde si le cheval est bien soigné, si le conducteur lui-même est nourri, à sa faconde s’asseoir, d’atteler le cheval, aux ferrures delacbarrette, à sa ceinture, on voit tout de suite si le marchand fait le commerce pour des milliers ou pour des centaines de roubles. Tout homme expérimenté, au premier regard jeté sur Polikeï, sur ses mains, sur son visage, sa barbe qu’il laissait pousser depuis peu, sa ceinture, le foin jeté par ci par là dans le caisson, Tambour maigre, les bandes de fer usées, reconnaîtrait aussitôt que c’était un vil serf et non pas un marchand, non un marchand de bestiaux, ni un fermier, ni un homme nanti de milliers, de centaines ou de dizaines de roubles. Mais Ilitch ne pensait pas à cela et se leurrait agréablement. C’était trois demi-milliers de roubles, qu’il rapporterait dans son gousset. S’il voulait, au lieu de ramener Tambour à la maison, il le tournerait vers Odessa, et irait où Dieu le permettrait. Mais il ne fera pas cela. Il rapportera l’argent intact, et dira à Madame qu’il en a déjà porté beaucoup plus. En passant devant le cabaret,Tambour, tendit ses guides à gauche, s’arrêta et se tourna. Mais bien qu’il eût l’argent qu’on lui avait remis pour lesachats, Polikeï POLIKOüCHlvA 77 fouetta Tambour et continua son chemin. Il fit de même à l’autre cabaret et vers midi il descendit de charrette, ouvrit la porte cochère de la maison du marchand où s’arrêtaient tous les serfs de la maîtresse, fit entrer son véhicule, détela le cheval et le mit au râtelier, puis il dîna avec les ouvriers du marchand, sans oublier de raconter le but de son voyage, et, avec la lettre dans le fond de son bonnet, il partit chez le jardinier. Le jardinier, qui connaissait Polikeï, après avoir lu la missive, l’interrogea, non sans un certain air de doute, afin d’être bien sûr qu’il avait l’ordre de rapporter l’argent. Ilitch voulait se fâcher, mais il ne le pouvait pas et sourit seulement. Le jardinier relut encore une fois la lettre et lui remit la somme. Dès que Polikeï eut reçu l’argent, il le mit dans son gousset et revint au logis du marchand. Ni les débits, ni les cabarets, rien ne le séduisait. Il éprouvait dans tout son être une nervosité agréable, il s’arrêtait plusieurs fois devant les boutiques de marchandises tentantes bottes, armiak, bonnets, indienne et victuailles; puis après une station, il s’éloignait avec un sentiment agréable Je pourrais tout acheter, mais voilà, je ne le ferai pas ». Il entra au bazar pour faire les emplettes dont on l’avait chargé. Il acheta tout et marchanda une pelisse de peau d’agneau pour laquelle on demandait vingt-cinq roubles. Le marchand, on ne sait pourquoi, sur la mine ne jugeaitpas Polikeï à même d’acheter la pelisse, 78 POLIKOUCHKA mais Polikeï lui montra son gousset et lui dit qu’il pourrait acheter toute sa boutique s’il le voulait, et il exigea qu’on lui essayât la pelisse. Il la secoua la frotta, souffla sur la fourrure, même s’en imprégna et enfin, avec un soupir, il l’ôta. Le prix ne me va pas. Si tu veux pour quinze roubles? » dit-il. Le marchand, furieux, jeta la pelisse sur le comptoir et Polikeï sortit. Tout joyeux il alla à son logis. Après avoir soupe, puis donné l’avoine à Tambour, il grimpa sur le poêle, tira l’enveloppe, l’examina longuement et demanda à un postillon lettré de lire ce qu’elle portait Ci inclus mille six cent dix-sept roubles en billets de banque. » L’enveloppe était faite de papier ordinaire, les cachets étaient en cire grise ; l’effigie représentait des ancres une grande au milieu et quatre petites, une à chaque coin. Sur le côté, il y avait une goutte de cire. Ilitch examina tout, apprit la suscription et même toucha le bout des billets de banque. Il éprouvait un plaisir enfantin à l’idée qu’une si grosse somme était entre ses mains. Il fourra l’enveloppe dans la doublure de son bonnet, l’enfonça sur sa tête et se coucha. Mais même pendant la nuit il se réveilla plusieurs fois et tâta l’enveloppe, et chaque fois en la sentant à sa place il lui était infiniment agréable de se dire que lui, Polikeï, l’humilié, l’offensé, détenait tant d’argent et qu’il le remettrait exactement, aussi exactement que pourrait le faire le gérant lui-même. Vers minuit, les ouvriers du marchand et Polikeï étaient éveillés par un coup dans la porte cochère et par des voixde paysans. C’étaient les recrues qu’on envoyait de Pokrovskoïé. Ils étaient dix Kho- ruschkine, Mituchkine et Ilia neveu de Doutlov ; deux remplaçants, le starosla , le vieux Doutlov et les paysans qui conduisaient lés charrettes. La veilleuse était allumée dans l’izba ; la cuisinière dormait sur le banc, sous les icônes. Elle bondit et alluma la chandelle. Polikeï s’éveilla aussi et, se penchant hors du poêle, se mit à regarder les paysans qui entraient. Tous se signèrent et s’assirent sur les bancs. Tous étaient tout à fait calmes, si bien qu’on ne pouvait reconnaître les recrues. Ils saluèrent, causèrent et demandèrent à manger. Quelques-uns, il est vrai, étaient silencieux et tristes, mais les autres étaient d’une gaîté exubé- 80 POLIKOUC11KA rante ; évidemment ils étaient ivres. Parmi ceux-ci Ilia, qui jusqu’alors n’avait jamais bu. — Quoi,les enfants! Voulez-vous souper ou dormir ? demanda le starosia. — Souper, répondit Ilia en secouant sa pelisse et s’asseyant sur le banc. — Envoie chercher de l’eau-de-vie. — Non, pas d’eau-de-vie, fit négligemment le starosta ; et de nouveau, s’adressant aux autres — Alors, mes enfants, mangeons du pain, que diable éveiller les gens! — Donne de l’eau-de-vie, répéta Ilia sans regarder personne et d’un ton qui montrait qu’il n’était pas près de se calmer. Les paysans, suivant le conseil du starosta, prirent du pain dans le chariot, mangèrent, demandèrent du kvass et se couchèrent les uns sur le sol, les autres sur le poêle. Ilia répétait de temps en temps — Donne de l’eau-de-vie, te dis-je, donne. » Tout à coup il aperçut Polikeï. — Ilitch ! Eh Ilitch ! Te voilà, cher ami ! Moi je pars comme soldat, j’ai dit adieu à ma mère et à ma femme.... Comme elle a hurlé ! On m’a pris comme recrue ! Paie donc l’eau-de-vie. — Je n’ai pas d’argent, ditPolikeï. Dieu t’aidera, tu peux encore être exempté, — ajouta-t-il pour le consoler. — Non, mon cher solide comme un bouleau ; POLIKOUCHKA 81 jamais une maladie ; comment serais-je exempté ? Est-ce qu’il faut au tzar les meilleurs soldats ! Polikei se mit à raconter qu’un paysan avait donné au docteur un billet bleu et, par ce moyen, s T était fait exempter. Ilia se rapprocha du poêle et devint bavard. — Non, Ilitch, maintenant tout est fini, et moi- même je ne veux pas rester. C’est l’oncle qui en est cause. N’aurait-il pas pu acheter un remplaçant? Non il n’aime que son fils et son argent. Et voilà, on m’envoie... Maintenant, moi-même je ne veuxpas. Ilparlait doucement, confidentiellement, sous l’influence d’une tristesse douce. La seule personne que je regrette, c’est ma mère. Comme elle avait du chagrin, la malheureuse ! Et ma femme aussi. Comme ça, pour rien, on a perdu une femme, maintenant elle sera perdue ; une femme de soldat, en un mot. Valait mieux ne pas me marier. Pourquoi m’ont-ils marié? Demain elles viendront... — Mais pourquoi vous a-t-on amenés si tôt ? — demanda Polikeï. — Ce tantôt on n’entendait parler de rien et tout d’un coup... — On a peur que je me fasse du mal, répondit Ilia en souriant. Pas de danger, je ne me ferai rien, je ne serai pas perdu d’être soldat, seulement je plains ma mère. Pourquoi m’ont-ils marié? — disait-il doucement et tristement. Laporte s’ouvrit brusquement et laissa passer le Tolstoï-. — vi — Polikouchka. 6 82 POLTKOUCHKA vieux Doutlov, en laptï 1 toujours immenses ; ses pieds avaient l’air de bateaux, il secouait son bonnet. — Afanassï ! — dit-il au postillon, tout en se signant, — n’avez-vous pas une lanterne, je veux donner de l’avoine aux chevaux. Doutlov ne regardait pas Ilia, et tranquillement allumait un bout de chandelle. Ses moufles et son fouet étaient attachés derrière sa ceinture, son cirmiak était ceint très^soigneusement, comme s’il venait avec des marchandises; il était tranquille comme d’habitude, calme un visage de travailleur tout préoccupé de ce qu’il faisait. Ilia, en apercevant son oncle, se tut, baissa sombrement les yeux quelque part, vers le banc, et se mit à parler en s’adressant au starosta. — Donne de l’eau-de-vie, Ermil! Je veux boire du vin. Sa voix était mauvaise et sombre. — Quel vin, maintenant, répondit le starosta en buvant dans la tasse. — Tu vois, les hommes ont mangé et sont couchés. Et toi, pourquoi fais-tu du tapage ? Les mots fais-tu du tapage, » l’incitèrent visiblement à en faire. — Starosta, je ferai un malheur si tu ne me donnes pas d’eau-de-vie. _ Fais-lui entendre raison, dit le starosta au vieux Doutlov qui avait déjà allumé sa lanterne, 1 Laptï, chaussures faites d’écorce tressée. POLIKOUCHKA 83 mais s’arrêtaitpourécouter ce qui allait se passer; et il regardait son neveu avec compassion, semblant étonné de son enfantillage. Ilia, en baissant la tête, prononça de nouveau — Donne du vin, autrement je ferai un malheur. — Assez, Ilia, fit doucement le starosta; cesse, ça vaudra mieux. Mais il n’achevait pas ces paroles qu’Ilia bondissait, donnait un coup de poing dans la fenêtre et criait â pleine voix — Vous ne voulez pas m’écouter ?. Voilà pour vous! Et il se jeta vers l’autre fenêtre pour la briser. Ilitch, en un clin d’œil, fît deux tours sur lui- même et s’enfonça dans le coin du poêle, en effrayant les cafards. Le starosta laissa sa cuiller et accourut vers Ilia. Doutlov posa lentement la lanterne, ôta sa ceinture, fît claquer sa langue, hocha la tête et s’approcha d’ilia, luttant avec le starosta et le portier qui l’empêchaient de s’approcher de la fenêtre. Ils le saisirent par les mainsetle maintinrent fortement. Mais aussitôt qu’Ilia aperçut son oncle avec sa ceinture, ses forces décuplèrent, il se dégagea, et les yeux levés, les poings serrés, il s’avança vers Doutlov. — Je te tuerai; n’approche pas, barbare! C’est toi qui m’as perdu avec tes brigands de fils! Pour- 84 polikouchka quoi m’avez-vous marié? N'approche pas, je te tuerais ! lluchka était terrible. Son visage était cramoisi, ses yeux hagards, tout son jeune corps était secoué d’un tremblement de fièvre. Il semblait vouloir et pouvoir tuer les trois paysans qui l’entouraient. — Tu bois le sang de ton frère, vampire! Quelque chose brilla sur le visage toujours calme de Doutlov. Il fit un pas en avant. — Tu n'as pas voulu de bon gré, — prononça-t-il tout à coup. On ne sait où il prenait des forces; d’un mouvement rapide il empoigna son neveu, tomba à terre avec lui, et, aidé du starosta, se mit à lui ligotter les mains. Ils luttèrent pendant cinq minutes. Enfin Doutlov, se releva avec l’aide des autres paysans, détacha les mains d’ilia de sa pelisse à laquelle il s’accrochait. Ensuite il releva Ilia,.les mains liées derrière le dos, et le mit sur un banc dans un coin. — J’ai dit que ce serait pire ! fit-il essoufflé de la lutte et reprenant la ceinture de sa blouse. — Pourquoi pécher? Nous mourrons tous. Mets-lui l 'armiak sous la tète, — ajouta-t-il en s’adressant auportier, — autrementilattrapera unecongestion. Et lui-même, une corde en guise de ceinture, prit la lanterne et sortit pour visiter les chevaux. Ilia, les cheveux ébouriffés, le visage pâle, la chemise en désordre, regardait la chambre comme s’il cherchait à se rappeler où il était. Le portier POLIKOUCHKA 85 ramassait les débris des vitres et bouchait la fenêtre avec une pelisse pour empêcher le vent .d’entrer. Le starosta s’assit de nouveau devant sa tasse. — Eh ! lluchka, Iluchka! je te plains vraiment. Que veux-tu y faire? Khoruchkine aussi est marié... C’est le sort évidemment. — C’est la faute de mon* oncle, de ce malfaiteur — répéta Ilia avec colère. — Il regrette son argent... Ma mère a dit que le gérant avait ordonné d'acheter un remplaçant. Il ne veut pas. Il dit qu’il n’a pas d’argent. Est-ce que moi et mon frère n’avons rien apporté à la maison ? C’est un malfaiteur! Doutlov revint dans l’izba, puis se déshabilla et s’assit près du starosta. La servante lui donna de nouveau du kvass et une cuiller. Ilia se tut, ferma les yeux et s’allongea sur Varmiak. Le starosta le lui montra en silence et hocha la tête. Doutlov fît un geste de la main. — Est-ce que je ne le plains pas ? Le fils de mon propre frère. Non seulement je le plains, mais encore on m’a noirci à ses yeux. Sa femme lui a mis en tète, je ne sais comment, — elle est rusée, malgré sa jeunesse, — que nous avons tant d’argent que nous pouvons acheter un remplaçant. Et voilà qu’il me fait des reproches. Et comme c’est dommage... un tel garçon ! — Oui, c’est un brave garçon, dit le starosta. — Mais, je n’ai pas de forces avec lui. Demain j’enverrai Ignate, et sa femme aussi veut venir. 86 POLIKOUCHKA — Bon, envoie-les, dit le starosta qui se leva et grimpa sur le poêle — Qu’est-ce que c’est que l’argent? L’argent c’est de la poussière ! — Si on en avait, est-ce qu’on le regretterait? — prononça l’un des ouvriers du marchand en levant la tête. — Eh l’argent! l’argent! Il est cause de bien des péchés, —fit Doutlov.— Il n’y arien au monde qui cause tant de péchés que l’argent. C’est même dit dans l’Écriture. — Tout est dit — répéta le portier. — ün homme m’a raconté qu’il y avait un marchand qui avait ramassé beaucoup beaucoup d’argent et ne voulait rien laisser. Il aimait tant l’argent qu’il l’aemporté dans son cercueil. Avant la mort, il demanda qu’on lui mît dans le cercueil un petit coussin. On n’a pas compris. On le lui a mis. Ensuite les fils se hâtèrent de chercher l’argent on ne le trouva nulle part. L’un des fils pensa qu’il était sans doute dans le petit oreiller. L’affaire est venue jusqu’à l’empereur, qui permit d’ouvrir le cercueil. Et que penses- tu?... On ouvre, il n’y a rien dans l’oreiller, mais le cercueil est plein de vermine, et on l’a enfoui de nouveau voilà ce que fait l’argent. — C’est, connu, beaucoup de péchés! Doutlov se leva et se mit à prier. Après avoir prié il regarda son neveu. 11 dormait. Doutlov s’approcha, desserra un peu ses liens et se coucha. L’autre paysan partit se coucher dans l’écurie. Quand tout redevint calme, Polikeï, comme un coupable, descendit doucement du poêle et s’habilla. Il ne savait pourquoi il avait peur de passer la nuit avec les recrues. Déjà les coqs se répondaient plus souvent. Tambour avait mangé toute l’avoine et cherchait à boire. Ilitch l’attela et l’amena devant le chariot des paysans. Le bonnet et son contenu étaient intacts et les roues de la petite charrette résonnaient de nouveau sur la route gelée de Pokrovskoié. Polikeï se sentit plus àl’aise quand il eut franchi la ville. Avant il lui semblait toujours qu’on essayait de le poursuivre, qu’on l’arrêtait et qu’au lieu d’ilia les mains ligottées'derrière le dos, c’était lui qu’on emmenait au bureau de recrutement. Tantôt de froid, tantôt de peur, un frisson parcourait son dos, et il stimulait Tambour. La première personne qu’il rencontra était un prêtre dans un haut bonnet d’hiver, avec un ouvrier 88 POLIKOUCHKA louche. Polikeï se sentit encore plus mal à l’aise. Mais après la ville sa peur se dissipa peu à peu. Tambour marchait au pas ; la route devenait plus distincte. Il ôta son bonnet et tâta l’argent. Le mettre dans mon gousset? » pensa-t-il Mais il faut enlever ma ceinture; voilà, je descendrai là-bas et je m’arrangerai. La doublure du bonnet est bien cousue en haut et en bas, il ne glissera pas. Même jusqu’à la maison, je ne l’ôterai pas du bonnet. » Dans la descente, Tambour, de son propre gré, galopait, et Polikeï, qui voulait autant que Tambour arriver au plus vite à la maison, ne le retenait pas. Tout était en ordre, du moins il se l’imaginait, et il se lança dans des rêves la reconnaissance de sa maîtresse qui lui donnera cinq roubles, et la joie de sa famille. Il ôta son bonnet, tâta encore une fois la lettre, enfonça le bonnet encore plus profondément sur sa tête, et sourit. La peluche de son bonnet était moisie, et précisément parce que, la veille, Akoulina l’avait cousu avec soin àl’endroit déchiré, il se déchira d’un autre côté, et au mouvement par lequel Polikeï en ôtant son bonnet, dans l’obscurité, pensait enfoncer plus profondément l’argent dans l’ouate, le bonnet se déchira, et un bout de l’enveloppe sortit à l’extérieur. Le jour venu, Polikeï qui n’avait pas fermé l’œil de la nuit, s’endormit. Il enfonça son bonnet, POLIKOUCHKA 89 l’enveloppe sortit encore davantage. Pendant son sommeil, Polikeï se frappait la tête sur le bord de la charrette. Il s’éveilla près de la maison, son premier mouvement fut d’attraper son bonnet. Il était solidement enfoncé sur sa tète et il ne l’ôta pas, convaincu que l’argent s’y trouvait. Il stimula Tambour, arrangea le foin, reprit son air important, et, en regardant avec gravité, il se dirigea vers la maison. Voilà la cuisine, le pavillon, » la femme du menuisier, qui porte de la toile ; voici le bureau, la maison des maîtres où Polikeï prouvera tout à l’heure qu’il est un homme sùr et honnête que chacun peut bien calomnier, » et Madame dira Eh bien, merci. Polikeï, prends pour toi... trois...peut-être cinq... peut-être même dix roubles. Elle ordonnera peut-être de lui donner du thé, peut-être de l’eau-de-vie. Par le froid, ça ne ferait pas de mal. Pour dix roubles nous nous amuserions à la fête, j’achèterais des bottes et rendrais quatre roubles et demi à Aikita qui me cramponne beaucoup... » A cent pas de la maison. Polikeï fouetta encore une fois le cheval, arrangea sa ceinture, le collier, ôta son bonnet, lissa ses cheveux et, sans hâte, passa la main sous la doublure. La main s’agita dans le bonnet de plus en plus vite, l’autre s’enfonça dedans, son visage pâlit, pâlit... une main traversa le bonnet... Polikeï se jeta à genoux, arrêta le cheval et se mit à exami- 90 POLIKOUCHKA ner la charrette, le foin, les achats, à tâter son gousset, son pantalon. L’argent n’était nulle part. — Mes aïeux! qu’est-ce que c’est que ça? que va-t-il arriver? hurla-t-il en s’empoignant par les cheveux. Mais se rappelant soudain qu’on pouvait l’apercevoir, il obligea Tambour à retourner sur ses pas, enfonça son bonnet, etpoussasur la route le cheval étonné et mécontent. Je déteste aller avec Polikeï, devait penser Tambour, pour une fois dans sa vie il m’a pansé à temps et c’est seulement pour mejouer un mauvais tour. J’ai couru le plus vite possible à la maison. Je suis las, et à peine ai-je senti l’odeur de notre foin, qu’il m’éloigne du retour. » — Eh toi, rosse du diable ! criait, à travers ses larmes, Polikeï, debout dans la charrette, en tirant sur le mors de Tambour et le frappant à coups de fouet. X Tout ce jour, personne à Pokrovskoié ne vit Polikeï. Madame s’informa de lui plusieurs fois après le dîner, et Axutka courait chez Àkoulina. Mais Akoulina disait qu’il n’était pas de retour, qu’évidemment le marchand l’avait retenu ou qu’il était arrivé quelque chose au cheval. Il s’est peut-être mis à boiter, disait-elle; la dernière fois c’était comme ça. Maxime a mis toute une journée et il a fait toute la route à pied » Et Axutka dirigeait de nouveau ses balanciers dans la direction de la maison, et Akoulina se forgeait des causes au retard de son mari, essayait, mais en vain, de se rassurer. Son cœur était triste, et aucun préparatif pour la fête du lendemain ne lui souriait. Elle se tourmentait d’autant plus que la femme du menuisier affirmait avoir vu de ses yeux un homme tout à fait comme Ilitch, qui s’approchait de l’avenue et ensuite tournait bride. » 92 POLIKOUCHKA Les enfants étaient aussi impatients du retour de leur père, mais pour une autre cause, Anutka et Machka n’avaient plus la pelisse et Varmiak qui leur donnaient la possibilité de sortir dans la rue, au moins à tour de rôle, et ainsi étaient forcées de rester à la maison, en chemise, à tourner avec une rapidité doublée, de sorte quelles dérangeaient passablement les habitants du pavillon qui entraient et sortaient. Une fois Machka tomba sur les jambes de la femme du menuisier qui portait de l’eau, et bien qu’elle se mît à hurler d’avance, en tombant à genoux, elle reçut cependant une volée et pleura encore plus fort. Quand elle ne se heurtait contre personne, alors, à l’aide du baquet, elle grimpait sur le poêle. Seules, Madame et Akoulina s’inquiétaient sérieusement pour Polikeï lui-même, et les enfants ne songeaient qu’à ce qu’il portait sur lui. Pendant le rapport d’Egor Mikhaïlovitch, quand Madame lui demanda si Polikeï n’était pas de retour et où il pouvait être, il sourit et répondit Je ne puis le savoir»;mais on voyait qu’il était content de voir se justifier ses suppositions. Il viendra probablement pour dîner », dit-il avec importance. De toute la journée, personne à Pokrovskoïe ne savait rien de Polikeï. Après seulement on apprit que des paysans voisins l’avaient vu qui trottait sur la route, sans bonnet, et demandait à tous les passants s’ils n’avaient pas trouvé la lettre? » Un autre l’avait vu endormi au bord de la route, POLlIvOUCHK A 93 près du cheval attaché avec la charrette J’ai cru qu’il était ivre, et que le cheval n’avait ni bu ni mangé de deux jours, telles côtes il avait! dit cet homme. Akoulina ne dormit pas de toute la nuit ; elle écoutait sans cesse. Mais de la nuit Polikeï ne revint point. Si elle avait été seule, si elle avait eu cuisinière et femme de chambre, elle eût été encore plus malheureuse, mais dès le troisième chant du coq, quand la femme du menuisier se leva, Akoulina dut se lever et se mettre devant le poêle. C’était fête, et il fallait sortir le pain avant le jour, préparer le levain, la galette, traire la vache, re- .passer les robes et les chemises, lever les enfants, apporter de l’eau et ne pas permettre à la voisine d’occuper tout le poêle. Akoulina, sans cesser d’écouter se mit à sa besogne. Le jour était déjà venu ; les cloches des églises sonnaient. Les enfants étaient déjà levés, et Polikeï n’arrivait toujours pas. La veille il avait gelé, la neige couvrait inégalement les champs, la route, les toits et ce jour-là, comme exprès pour la fête, la journée était belle, ensoleillée et froide, de sorte qu’on pouvait voir et entendre de loin. Mais Akoulina, près du poêle, la tète entrée dans le four, était si occupée à préparer la galette qu elle n’entendit pas venir Polikeï, et ce fut seulement aux cris des enfants, qu'elle reconnut que son mari était revenu. Anutka, l’ainée, se graissait la tète et s’habil- 94 POLIKOUCHKA lait seule. Elle avait une nouvelle robe de coton rose un peu usée, cadeau de Madame, qui était sur elle comme une châsse, et excitait l’envie des voisines. Ses cheveux était lissés, elle avait usé la moitié du bout de chandelle, les souliers n’étaient pas neufs, mais fins. Machka était encore en camisole, et sale, et Anutka ne la laissait pas s’approcher trop près pour ne pas se salir. Machka était dans la cour quand le père s’approcha avec un paquet. Petit pèle est alivé », cria-t-elle ; et elle se jeta dans la porte, devant Anutka qu’elle salit. Anutka, qui n’avait déjà plus peur de se salir, se mit à. battre Machka. Mais Akoulina ne pouvait quitter son travail. Elle criait seulement aux enfants Assez ! Je vous fouetterai tous ! » et elle regardait la porte. Ilitch, un paquet à la main, entra dans le vestibule et aussitôt passa dans son coin. Il sembla à Akoulina qu’il était pâle et que son visage était comme s’il avait pleuré ou comme s’il souriait ; mais elle n’avait pas le temps d’y faire attention. — Quoi, Ilitch, tout va bien ? demanda-t-elle, toujours près du poêle. Ilitch murmura quelque chose qu’elle ne comprit pas. — Hein? cria-t-elle. As-tu été chez madame? Ilitch s’était assis sur le lit ; il regardait autour de lui et souriait de son sourire coupable, profon- POLIKOUCHKA 95 dément malheureux. Pendant un moment il ne répondit rien. — Eh bien, Ilitch, pourquoi as-tu été si longtemps? interrogea de nouvau Akoulina. — Moi, Akoulina, j’ai donné l’argent à madame, comme elle m’a remercié ! dit-il tout à coup. Et, encore plus inquiet, il regardait autour de lui et souriait. Deux objets attiraient particulièrement ses yeux inquiets, agrandis de fièvre les cordes attachées au berceau et l’enfant. Il s’approcha du berceau et de ses doigts maigres, en se hâtant, il se mit à dénouer la corde. Ensuite ses yeux s’arrêtèrent sur l’enfant. Mais à ce moment, Akoulina, la galette sur une planche, entrait dans le coin. Ilitch cacha rapidement la corde dans son gousset et se rassit sur le lit. — Quoi, Ilitch, tu n’as pas l’air bien? dit Akoulina. — Je n’ai pas dormi, — répondit-il. Tout à coup quelque chose passa devant la fenêtre et un moment après, accourut comme une flèche, la fillette d’en haut, Axutka. — Madame ordonne à Polikeï Ilitch de venir immédiatement, — dit-elle — Avdotia Nikolaievna a ordonné immédiatement... Polikeï regarda Akoulina et ensuite la fillette. — Tout de suite.» Qu’y a-t-il encore? — prononça-t-il si simplement qu’Akoulina fut rassurée. 96 POLIKOUCHKA — Peut-être veut-elle le récompenser. » — Dis que j’y vais tout de suite. Il se leva et sortit. Akoulina prit un baquet posé sur un banc, versa l’eau du seau, ajouta une marmite d’eau chauffée sur le poêle, retroussa ses manches et essaya l’eau. — Viens, Machka, je vais te laver. La méchante et zézeyante fillette se mit à crier. — Viens, braillarde, je te mettrai une chemise propre. Allons, pas tant d’histoires I Viens, il faut encore que je lave ta sœur. Pendant ce temps, Polikeï ne suivait pas la fillette d’en haut pour aller près de Madame, mais il se dirigeait vers un tout autre endroit. Dans le vestibule, il y avait près du mur une échelle droite qui conduisait au grenier. Polikeï, une fois dans le vestibule, regarda tout autour de lui, et, ne voyant personne, courbé, presqu’en courant, avec agilité, il grimpa l’échelle. — Que signifie? Polikeï ne vient pas... — se disait avec inquiétude la maîtresse en s’adressant à Douniacha qui la coiffait. — Où est Polikeï ? Pourquoi ne vient-il pas? Axutka courut de nouveau au logis des domestiques et de nouveau, entra comme une bombe dans le vestibule et demanda Ilitch chez Madame. — Mais il y a longtemps qu’il est parti,—répondit Akoulina qui, après avoir lavé Machka, venait de plonger dans le baquet son nourrisson et malgré POLIKOUCHKA 97 ses cris lui lavait ses rares petits cheveux. L'enfant criait, faisait des grimaces, tâchait d’attraper quelque chose avec ses petites mains faibles. D’une main Akoulina soulevait ses petits reins grassouillets, pleins de fossettes, et de l’autre le lavait. — Ya, regarde s’il ne s'est pas endormi quelque part, dit-elle en regardant autour d’elle avec inquiétude. A ce moment, la femme du menuisier pas encore peignée, le corsage ouvert, en retroussant ses jupes, montait au grenier pour y prendre sa robe qui séchait. Tout à coup, un cri d’horreur éclatait au grenier, et la femme du menuisier, comme une folle, les yeux fermés, à reculons, plutôt roulant, que courant, tombait de l’escalier. — Ilitch! s’écria-t-elle. Akoulina lâcha l’enfant. — Il s’est pendu ! cria la femme du menuisier. Akoulina, sans remarquer que le bébé roulait comme un peloton et tombait dans l’eau la tête en bas, courut dans le vestibule. — Pendu à la poutre ! — prononça la femme du menuisier en apercevant Akoulina. Akoulina s’élança sur l’échelle et avant qu’on n'eût pu la retenir, avec un cri horrible, comme un cadavre, elle roulait dans l’escalier et se serait tuée si des gens accourus de tous côtés, n’avaient réussi à la rattraper. Tolstoï. — vi. — Polikouchka. 7 XI Pendant quelques minutes, il fut impossible de rien distinguer dans le tohu-bohu général. Les gens étaient là en foule. Tous parlaient et criaient à la fois, les enfants et les vieilles pleuraient. Akoulina était sans connaissance. Enfin des hommes, le menuisier et l'intendant qui étaient accourus, montèrent au grenier. La femme du menuisier racontait pour la vingtième fois comment, sans penser à rien », elle était allée chercher sa pèlerine, avait regardé comme ça et vu un homme. Je regarde, le bonnet de côté, renversé. Je regarde les pieds, ils se balancent. Le froid me saisit. Est-ce possible ?... un homme s’est pendu et je dois voir cela ! Quand je suis tombée en bas, je ne me rappelais plus moi-même. Et c’est un miracle que Dieu m’ait sauvée ! Vraiment Dieu m’a protégée. On peut le dire Quelle pente et quelle hauteur! J’aurais pu me tuer net! » Les hommes POLIKOUCHKA 99 qui montaient racontaient la même chose. Ilitch, en chemise et en caleçon, était pendu à une poutre, avec la corde qu’il avait retirée du berceau. Son bonnet était tombé de côté. Il avait ôté la pelisse et l'armiack, les avait pliés et mis à côté; ses jambes frôlaient le sol et il ne donnait plus signe de vie. Akoulina, revenue à elle, voulait gravir de nouveau l’escalier, mais on la retint. — Petite mère, Siomka s’est noyé ! cria tout à coup du coin, la fillette zézeyante. Akoulina s’élança dans le coin. Le bébé, immobile, était couché sur le dos, au fond du baquet, les jambes inertes. Akoulina l’enleva vivement; mais l’enfant ne respirait plus, ne remuait pas. Akoulina le jeta sur le lit, et s’appuyant sur les mains, elle éclata d’un rire si fort et si effrayant que Machka, qui s’était d’abord mise à rire, se boucha les oreilles et s’enfuit en pleurant dans le vestibule. Des gens, criant, pleurant, entraient dans le coin. On sortit l’enfant dehors, on se mit à le frotter; mais tout était inutile. Akoulina, étendue sur le lit, poussait de tels éclats de rire que tous ceux qui 1 entendaient en étaient effrayés. Maintenant seulement, en voyant cette foule mélangée d’hommes, de femmes, de vieillards, d enfants, qui se tenait dans le vestibule, on pouvait se rendre compte quelle masse de gens et de quelle sorte vivaient dans le pavillon de la cour. Tous se remuaient, parlaient beaucoup, pieu- 100 POLIKOÜCHKA raient, et personne ne faisait rien. La femme du menuisier trouvait toujours quelqu’un qui n’avait pas entendu son histoire et racontait de nouveau comment sa sensibilité avait été frappée de ce spectacle inattendu et comment Dieu l’avait sauvée d’une chute dans l’escalier. Le vieux sommelier, en camisole de femme, racontait que du temps du feu maître, une femme s’était noyée dans l’étang. Le gérant envoya chercher le policier, le prêtre, et désigna une garde. La fillette d’en haut, Axutka, les yeux grands ouverts, regardait tout le temps le trou du grenier, et bien qu’elle n’y vit rien, elle ne pouvait en détacher ses regards et partir chez la maîtresse. Agafia Mikhaïlovna, l’ancienne femme de chambre de la vieille dame, demandait du thé pour calmer ses nerfs et sanglotait. La vieille Anna, de ses mains expertes, grasses, imprégnées d’huile d’olive, arrangeait le bébé sur la petite table. Des femmes se tenaient autour d’Akoulina et la regardaient en silence. Les enfants, serrés dans le coin, regardaient leur mère ; d’abord ils crièrent puis se turent et se rencoignèrent encore plus. Des gamins et des paysans se heurtaient près du perron et, le visage effrayé, regardaient par la porte et la fenêtre, ne voyant et ne comprenant rien, et se demandant ce qu’il y avait. L’un disait que le menuisier avait, d’un coup de hache, coupé la jambe de sa femme ; l’autre, que la blanchisseuse venait POLIKOUCHKA 101 d’accoucher de trois enfants ; un troisième disait que la chatte du cuisinier, devenue enragée, avait mordu des gens. Mais enfin, la vérité se répandit peu à peu et arriva jusqu’aux oreilles de la maîtresse. 11 semble même qu’on ne l’avait pas préparée. Le grossier Egor, lui raconta nettement toute l’histoire, et Madame en eut les nerfs si troublés que de longtemps elle ne put se remettre. La foule commençait à se calmer. La femme du menuisier avait allumé le samovar et donnait le thé, mais les étrangers, à qui il n’en était pas offert, trouvèrent inconvenant de rester plus longtemps. Les gamins commençaient à se battre près du perron. Tous savaient déjà ce qui était arrivé et, en se signant, se dispersaient, quand, tout à coup, on entendit Madame! Madame!» et tous, en se taisant, se rangèrent de nouveau, pour lui livrer passage. Mais tous aussi voulaient voir ce qu’elle allait faire. Madame, pâle, en larmes, pénétra dans le vestibule, puis sur le seuil du logis d’Akoulina. Des dizaines de têtes se serraient et regardaient dans la porte. Une femme enceinte était tellement serrée qu’elle cria, mais aussitôt, profitant de cette circonstance, elle se faufila devant. Et comment ne pas regarder Madame dans le coin d’Akoulina? Pour les serfs c’était la même chose que le feu d’artifice à la fin de la représentation. C’était bien quand on allumait le feu d’artifice alors c’était bien que Madame* en soie et en dentelles, entrât 102 POLIKOUCHKA dans le coin d’Akoulina. Madame s’approcha d’Akoulina et lui prit la main. Akoulina la retira brusquement. Les vieux domestiques hochaientla tête d’un air peu approbateur. — Akoulina, tu as des enfants, aie pitié d’eux, — dit madame. Akoulina éclata de rire et se leva. — Mes enfants sont tout d’argent, tout d’argent... Je ne tiens pas de papiers, — murmurait-elle très vite. — Je disais à Ilitch, ne prends pas de papiers, et voilà on l’a graissé, on l’a graissé de goudron. Du goudron et du savon, madame, et tous les poux, tant qu’il y en aura, s’en iront tout de suite. — Et de nouveau, elle éclatait de rire. Madame se tourna, et demanda qu’on allât chercher l’infirmier et de la moutarde, a Donnez de l’eau froide » ; et elle même se mit à chercher de l’eau. Mais en apercevant le cadavre de l’enfant devant qui était la vieille Anna, Madame se détourna, et tous la virent se couvrir de son fichu et pleurer. Et la vieille Anna c’est dommage que la maîtresse ne l’ait pas vue, elle l’eùt appréciée, et du reste c’était fait dans cette intention couvrit l’enfant d’un morceau de toile ; de sa main grossière, habile, elle rangea les petites mains, et hocha la tête, pinça les lèvres, cligna les yeux et soupira d’une telle façon que chacun pouvait voir son bon cœur. Mais POLIKOUCHKA 103 Madame ne le vit pas et ne pouvait rien voir. Elle sanglotait, prise d’une crise nerveuse ; on la fit sortir sous le bras et on l’emmena de la maison. Elle ne pouvait faire plus », pensèrent plusieurs, et ils se dispersèrent chez eux. Akoulina riait toujours davantage et divaguait. On la conduisit dans une autre chambre ; on lui fit une saignée, on lui mit des sinapismes et de la glace sur la tête ; mais elle ne comprenait toujours rien ; elle ne pleurait pas ; elle riait, disait et faisait de telles choses que les braves gens qui la soignaient ne pouvaient s’empêcher de rire. XII La fête n’était pas très gaie dans la cour de Pokrosvkoïe. Bien que la journée fût très belle, les gens ne sortaient pas s’amuser ; les jeunes filles ne se réunissaient pas pour chanter leurs chansons ; les garçons, les ouvriers de fabrique venus de la ville, ne jouaient ni de l’accordéon, ni de la balalaïka et ne s’amusaient pas avec les jeunes filles. Tous étaient assis dans leurs coins, et s’ils causaient, c’était bas, comme si quelque esprit malveillant, ici présent, pouvait les entendre. Dans la journée ce n’était encore rien, mais le soir, quand la nuit fut venue, les chiens se mirent à hurler, et, comme exprès, le vent s’éleva et hurla dans les cheminées. Tous les habitants de la cour étaient pris d’une telle frayeur, que tous ceux qui possédaient des cierges les allumèrent devant les icônes. Celui qui était seul dans son coin allait demander asile pour la nuit chez un voisin où il y avait plus de monde ; POLIKOUCHKA 105 celui qui avait besoin d’aller dans l’étable n’y allait pas, préférant laisser les bêtes sans nourriture pour cette nuit; et l’eau bénite, conservée chez chacun, dans une fiole, était usée durant cette nuit. Plusieurs même, pendant la nuit, entendirent marcher dans le grenier, à pas lourds, et le forge,- ron vit un serpent voler droit sur le grenier. Dans le coin dePolikeï il n’y ayait personne. Les enfants et la folle avaient été emmenés ailleurs ; il n’y restait que l’enfant mort et deux vieilles femmes, ainsi qu’une pèlerine qui, par zèle, lisait les psaumes, non sur la mort du bébé, mais pour lacause de tous ces malheurs. C’était le désir de Madame. Cette pèlerine et les vieilles femmes entendirent elles-mêmes, après la lecture de l’une des vingtpar- ties des psaumes, qu’en haut, la poutre tremblait, et une voix gémissait; et ayant lu Dieu ressuscitera », le calme s’était rétabli. La femme du menuisier fit venir chez elle une parente, et cette nuit-là, sans s’en douter, elle but avec elle tout le thé qu’elle avait acheté pour une semaine. Elle aussi avait entendu, en haut, la poutre craquer et trembler, comme si des sacs tombaient. Les paysans de garde remontaient le courage des dvorovoï , autrement, tous seraient morts de peur cette nuit-là. Les paysans étaient dans le vestibule, sur le foin, ensuite ils affirmèrent qu’ils avaient aussi entendu des prodiges dans le grenier; en réalité pendant la 106 POLIKOUCHKÀ nuit, tous calmes, ils avaient causé entre eux de l’enrôlement, mangé du pain, s’étaient grattés, et, principalement avaient empli tout le vestibule de leur odeur; si bien que la femme du menuisier, en passant devant eux, cracha et les appela espèce de moujiks ». Quoi qu’il en soit, le pendu était toujours au grenier, et l’esprit méchant semblait, pour cette nuit, entourer le pavillon de son aile gigantesque et montrer son pouvoir, en se plaçant plus près que jamais de ces hommes. Du moins tous sentirent cela. Je ne sais si c’était juste; je pense même que non. Je pense que si quelqu’un de h ardi, cette nuit-là, eût pris une chandelle ou une lanterne et, se signant, ou même sans cela, fût allé au grenier, et lentement, eût écarté, par Ja lumière de la chandelle, l’horreur de la nuit, s’il eût éclairé la poutre, le sol, le mur couvert de toiles d’araignées, la pèlerine oubliée par la femme du menuisier, s’il se fût avancé jusqu’à Ilitch, si, ne s’abandonnant pas à la peur, il eût soulevé la lanterne à la hauteur du visage, il aurait aperçu le corps connu, maigre, les pieds touchant le sol la corde s’était lâchée, penché de côté, sans signe de vie, avec le col de la chemise déboutonné, sous laquelle on ne voyait plus de croix, la tête baissée sur la poitrine, et le bon visage avec des yeux ouverts sans voir, le sourire, doux, coupable, le calme sévère, et le silence absolu. Vraiment la femme du menuisier qui s’enfoncait sous sa cou- Éifriaatt P0L1K0UCHKA 107 verture, les cheveux défaits, les yeux effrayés, qui racontait qu’elle avait entendu tomber les sacs, était beaucoup plus terrible et effrayante qu’Ilitch, bien que sa croix enlevée eût été mise sur la poutre. En haut , c’est-à-dire chez la maîtresse, régnait la même terreur qu’au pavillon. La chambre de Madame était remplie de l’odeur d’eau de Cologne et d’onguents. Douniacba faisait fondre de la cire et préparait un Pourquoi fallait-il du cérat, je l’ignore, mais je sais qu’on en préparait toujours quand Madame était malade. Et maintenant, elle était troublée au point d’être malade. La tante de Douniacha était venue passer la nuit avec elle pour lui donner courage. Toutes les quatre étaient assises dans la chambre des bonnes avec la fillette et causaient à voix basse. — Qui ira chercher l’huile? demanda Douniacha. — Je n’irai pour rien, pour rien, Àvdotia. Mikolawna, — répondit résolument la deuxième bonne. — Que dis-tu, va avec Axutka. — J’irai seule, je n’ai peur de rien, — dit Axutka ; mais elle commençait à avoir peur. — Eh bien ! va, la plus sage ; demande à la vieille Anna un verre d’huile, mais en l’apportant fais attention de ne pas en verser, dit Douniacha. Axutka releva sa jupe d’une main, et ne pou- 108 POLIliOUCniiA vant ainsi remuer les deux, elle agita l’autre deux fois plus fort, à travers son corps, et courut rapidement. Elle avait peur, et sentait que si elle apercevait ou entendait n’importe quoi, même samère vivante, elle mourrait de peur. Les yeux fermés, elle courait par le chemin qu’elle connaissait. XIII — Madame dort-elle ou non? demanda tout à coup, prèsd’Àxutka, la voix basse d’un paysan... Elle ouvrit les yeux et aperçut un homme qui lui sembla plus grand que le pavillon. Elle poussa un cri et revint sur ses pas, si vite, que son jupon volait derrière elle. En un bond, elle était sur le perron. Elle courut dans la chambre des bonnes, et, avec un cri sauvage, se jeta sur le lit. Douniacha, sa tante et l’autre femme, mouraient de peur. Elles n’avaient pas eu le temps de se remettre que des pas lents et lourds s’entendaient dans le vestibule, et enfin près de la porte. Douniacha courut vers Madame en laissant tomber le cérat. La deuxième femme de chambre se cacha dans les jupes accrochées au mur. La tante, plus courageuse, voulait tenir la porte, mais la porte s’ouvrit et le paysan entra dans la chambre. C’était Doutlov dans ses bateaux. Sans faire attention à 110 POLIKOUCHKA la peur des jeunes filles, il chercha des yeux les icônes, et, ne trouvant pas la petite image suspendue au coin gauche, il se signa dans la direction d’un buffet où étaient des tasses, mit son chapeau sur le rebord de la fenêtre, puis enfonçant sa main dans sa demi-pelisse, comme s’il voulait se gratter l’aisselle, il en tira la lettre aux cinq cachets gris portant des ancres. La tante de Douniacha se tenait la poitrine... A peine put-elle prononcer — Ah ! c’est toi, tu m’as fait peur, Naoumitch ! Je ne puis prononcer un mot. Je croyais que c’était la fin. — Peut-on faire ainsi, — prononça la deuxième femme de chambre qui sortit d’entre les jupes. — Vous avez même troublé Madame, — dit Douniacha en se montrant à la porte. — Pourquoi viens-tu dans les chambres des bonnes sans te faire annoncer? Un vrai moujik ! Doutlov, sans s’excuser, répéta qu’il lui était nécessaire de voir Madame. — Elle est souffrante, —dit Douniacha. ~ A ce moment, Axutka éclata d’un rire si sonore et si inconvenant qu’elledut, de nouveau, s’enfouir la tête dans les jupes, d’où, malgré toutes les menaces de Douniacha et de la tante, elle ne pouvait sortir sans pouffer, comme si quelque chose se déchirait dans sa poitrine rose et ses joues rouges. Il lui semblait si drôle qu’ils se fussent tous POLIKOUCHKA 111 effrayés que, de nouveau, elle se cacha la tête, et comme prise de convulsions, frappait des pieds et sursautait de tout son corps. Doutlov s’arrêta, la regarda attentivement, comme s’il désirait se rendre compte de ce qu’elle avait, mais, ne comprenant pas de quoi il s’agissait, il se détourna et continua son discours. — C’est-à-dire, il s’agit d’une affaire très importante. Annoncez seulement que le paysan a trouvé la lettre avec l'argent. — Quel argent ? Douniacha, avant d’annoncer, lut l’adresse et demanda à Doutlov où et comment il avait trouvé cet argent qu’Ilitch devait rapporter de la ville. Ayant appris tous les détails, Douniacha, en chassant dans le vestibule la fillette qui ne cessait de rire, alla chez Madame. Mais, à l’étonnement de Doutlov, Madame ne le reçut pas et n’en donna aucune explication à Douniacha. — Je ne sais et ne veux rien savoir, — disait Ja dame. — Quel paysan, quel argent, je ne puis ni ne veux voir personne. Qu’ils me laissent en paix. — Que ferai-je donc, — dit Doutlov, en tournant et retournant l'enveloppe, — ce n’est pas rien. — Qu'y a t-il d’écrit dessus? — demanda-t-il à Douniacha, qui de nouveau lut l’adresse. Doutlov n’y pouvait croire. Il espérait que cet argent n’était pas celui de Madame, qu’on avait mal 112 POLIKOUCUKA lu l’adresse. Mais, Douniacha la lui répéta encore une fois. Il soupira, mit l’enveloppe dans son gousset, et se prépara à sortir — Il faut évidemment le porter à la police, — dit-il. — Attends, j’essaierai encore une fois ; donne ici la lettre, — fit en l’arrêtant Douniacha, qui suivait attentivement la disparition de l’enveloppe dans le gousset du paysan. Doutlov la sortit de nouveau, cependant il ne la mettait pas tout de suite dans la main tendue de Douniacha. — Dites que c’est Doutlov qui l’a trouvée sur la route. — Oui, donne. — Je pensais que c’était une lettre ordinaire, mais un soldat m’a dit que c’était de l’argent. — Mais, donne, donne. — Je n’oserais pas aller à la maison pour... — prononça de nouveau Doutlov, sans se séparer de la précieuse enveloppe... — Annoncez ainsi. Douniacha prit l’enveloppe et, de nouveau, alla chez madame. — Ah! mon Dieu, Douniacha! —dit madame d’un ton de reproche, — ne me parle pas de cet argent ! Quand je me rappelle cet enfant... — Madame, le paysan ne sait pas à qui vous ordonnez de le remettre, — dit encore Douniacha. POLIKOUCUKA 113 Madame décacheta l’enveloppe, tressaillit en apercevant l’argent, et devint pensive. — Maudit argent! que de malheurs il cause! — C’est Doutlov, Madame. Ordonnez-vous qu’on l’amène ici, ou daignez-vous sortir vers lui? Je ne sais pas si cet argent est intact, — fit Douniacha. — Je ne veux pas de cet argent. C’est un argent maudit qu’a-t-il fait? Dis-lui qu’il le garde s’il veut, — dit tout à coup Madame, en cherchant la main de Douniacha. — Oui, oui, oui, — répéta Madame à Douniacha étonnée, — qu’il garde tout et qu’il en fasse ce qu’il voudra — Quinze cents roubles, — objecta Douniacha, en souriant doucement comme à un enfant. — Qu’il prenne tout, — répéta Madame impatiemment. — Quoi ! Ne me comprends-tu pas ! C’est de l’argent maudit ; ne m’en parle jamais. Que le paysan garde ce qu’il a trouvé. Va, va donc ! Douniacha revint dans la chambre des bonnes. — C’est tout l’argent? — demanda Doutlov. — Compte toi-même. Elle a ordonné de te le donner, — dit Douniacha en lui tendant l’enveloppe. Doutlov mit son bonnet sous son bras, et en se penchant se mit à compter. — Il n’y a pas de boulier? Doutlov avait compris que Madame, trop sotte pour compter, lui ordonnait de le faire. — Tu compteras chez toi! C’est à toi ! C’est ton Tolstoï. — vt. — Volikouchka. 8 114 POLIKOUCHKA argent i — dit Douniacha, irritée. — Je ne veux pas le voir, » — a-t-elle dit — donne-le à celui qui l’a apporté. Doutlov, sans se dresser, fixait ses yeux sur Douniacha. La tante de Douniacha frappa des mains. — Mes aïeux! En voilà une chance! Mes aïeux! La deuxième femme de chambre ne pouvait y croire. — Que dites-vous, Advotia Mikhaïlovna, vous plaisantez ! — Quelle plaisanterie? Elle a ordonné de le donner au paysan... Eh bien, prends l’argent et va, — dit Douniacha, sans cacher son dépit. — Le malheur des uns fait le bonheur des autres ! — C’est facile à dire. Quinze cents roubles ! — fit la tante. — Et plus, — dit Douniacha. — Eh bien! Tu mettras un cierge de dix kopeks à saint Nicolas, — ajouta-t-elle d’un ton moqueur. — Quoi ! tu n’en reviens pas? Si encore ça tombait à un pauvre, mais lui, il a déjà assez d’argent. Doutlov comprit enfin que ce n’était pas une plaisanterie ; il rassembla l’argent étalé sur la table pour le compter, puis le mit dans sa poche. Mais ses mains tremblaient pendant qu’il regardait les filles pour se convaincre que c’était sérieux. — Voilà, il n’en revient pas; il est heureux, — dit Douniacha, tout en montrant son mépris pour POLIKOUCHKA 145 le paysan et l’argent. — Laisse, je te le mettrai. Elle voulut ramasser l'argent. Doutlov ne la laissa point faire. Il empoigna l’argent, l’enferma encore plus profondément, et prit son bonnet. — Es-tu content? — Je ne sais que dire! Voilà comme... Il n’acheva pas; il ricana, faillit pleurer et sortit. La clochette sonna dans la chambre de Madame. — Eh bien, tu le lui as donné? o — Oui. î! " — Est-il content ? — Il en est comme fou. — Ah ! appelle-le ici. Je lui demanderai comment il l’a trouvé. Appelle-le, je ne puis pas sortir. Douniacha courut et rejoignit le paysan dans le vestibule. Il avait tiré sa bourse et la tête nue, en s’inclinant, il déliait la bourse et tenait l’argent entre ses dents. Il lui semblait peut-être, que tant que l’argent n’était pas dans sa bourse, il n’était pas à lui. Quand Douniacha l’appela, il eut peur. — Quoi, Avdotia... Avdotia Mikhaïlovna, veut- elle reprendre l’argent ? Au moins, vous intercéderez, et je jure que je vous apporterai du miel. — Le voyez-vous, il apportera ! La porte s’ouvrait de nouveau et le paysan était introduit près de Madame. Il n’était pas gai. . Elle reprendra l’argent, » pensait-il; et, Dieu sait pourquoi, quand il entra dans la chambre, il souleva toute la jambe, comme s’il marchait dans une i 16 P0L1K0UCHKA herbe haute, et tâcha de ne pas faire de bruit avec ses lapti. Il ne comprenait rien et ne voyait rien de ce qui était autour de lui. En passant devant un miroir il voyait des fleurs, un paysan en lapti qui soulevait les jambes, le portrait d’un seigneur, une caisse verte, quelque chose de blanc... Tout à coup cette chose blanche se mit à parler ; c’était Madame... Il ne comprenait rien ; il ouvrait seulement de grands yeux. Il ne savait où il était, et tout lui paraissait plongé dans un brouillard. — C’est toi, Doutlov? — Moi, madame. C’est tel que c’était, je n’y ai pas touché, — dit-il. — Je ne suis point heureux de cette affaire. Je le jure devant Dieu ! Comme je fouettais mon cheval... — Eh bien, c’est ta chance ! dit Madame avec un sourire méprisant et bon. Garde pour toi. Il ouvrit de grands yeux. — Je suis contente que cela te soit tombé ! Dieu. fasse que cet argent te porte bonheur ! Es-tu content ? — Comment ne pas être content ! Si content, petite mère ! Je prierai toujours Dieu pour vous. Je suis si heureux que Madame vive, grâce à Dieu. — Comment l’as-tu trouvé ? — C’est-à-dire, pour madame, nous tâchions, comme toujours, sur l’honneur et non... — Il est déjà tout à fait embrouillé, Madame, — dit Douniacha. POLIKOUCHKA 117 — J’avais amené à la ville une recrue, mon neveu. Je revenais, et sur la route, j’ai trouvé... Probablement que Polikeï, par hasard, l’aura laissé tomber. — Eh bien, va, va, mon cher, je suis contente. — Si heureux! petite mère! — prononçait le moujik. Ensuite il se rappela qu’il n'avait pas remercié et n’avait pas dit ce qu’il fallait. Madame et Dou- miacha souriaient, et lui, de nouveau, comme s’il enjambait de l’herbe, se retenait à peine pour ne pas courir. Il lui semblait que sans cela on l’arrêterait pour lui reprendre l’argent. XIV Une fois dehors, Doutlov s’éloigna de la route, vers les tilleuls, puis il enleva sa ceinture pour prendre plus aisément sa bourse, et, il y mit son argent. Ses lèvres se remuaient, s’allongeaient et s’élargissaient, bien qu’il ne prononçât pas un son. Après avoir rangé l’argent et remis sa ceinture, il se signa, et s’en alla, comme un homme ivre, en faisant des zigzags sur la route, tellement il était occupé par les idées qui emplissaient sa tète. Tout à coup, il aperçut devant lui un paysan qui venait à sa rencontre. Il appela c’était Efime qui; un bâton à la main, gardait le pavillon. — Eh! l’oncle Sémion ! — prononça joyeusement Efime en s’approchant de lui. Efime avait peur d’être seul. — Eh bien ! Avez-vous conduit les recrues, l’oncle ! — Oui. Que fais-tu? POLIKOUCHKA 119 — Mais on m’a mis ici, pour garder Ilitch, le pendu. — Où est-il? — Voilà, dans le grenier. On dit qu’il est pendu, — répondit Efime, en montrant avec son bâton, le toit sombre du pavillon. Doutlov regarda dans la direction delà main, et bien qu’il n’y vit rien, il fronça les sourcils, cligna des yeux et hocha la tête. — L’inspecteur de police est arrivé, — dit Efime, — le cocher me l’a dit. On le retirera tout à l’heure. C’est terrible la nuit, l’oncle. A aucun prix* je n’irais là-haut, la nuit, si l’on m’ordonnait d’y monter. Egor Mikhaïlovitch me battrait à mort, que je n’y monterais pas. — Quel péché! Quel péché ! — prononça Dout- tlov, évidemment, par convenance ; mais il ne pensait pas du tout à ce qu’il disait et voulait continuer son chemin. Mais la voix d’Egor Mikhaïlovitch l’arrêta — Eh! gardien, viens ici ! — criait du perron, Egor Mikhaïlovitch. » Efime répondit. — Eh ! quel paysan cause là-bas avec toi ? — Doutlov. — Viens, toi aussi Sémion, viens. En s’approchant, Doutlov aperçut, dansla lumière de la lanterne que portait le cocher, Egor Mikhaïlovitch et un fonctionnaire de petite taille, avec un 120 POLIKOUCHKA chapeau à cocarde et un manteau. C’était l’inspecteur de police. — Voilà, le vieux ira aussi avec nous, —dit Egor Mikhaïlovitch en l’apercevant. Le vieux avait peur, mais il n’y avait pas à reculer. — Eh toi, Efimka, toi un jeune garçon, cours au grenier où il s’est pendu, arrange l’escalier pour que sa seigneurie puisse passer. Efimka, qui ne voulait à aucun prix s’approcher du pavillon, y courut en faisant autant de bruit avec ses lapti que s’il eût traîné des poutres. Le policier frappa le briquet et alluma sa pipe. Il habitait à deux verstes, et venait d’être sévèrement réprimandé par son chef pour ivrognerie, c’est pourquoi, il se trouvait dans un accès de zèle. Arrivé à dix heures du soir, il voulait examiner aussitôt le pendu. Egor Mikhaïlovitch demanda à Doutlov pourquoi il se trouvait ici. En montant, Doutlov raconta au gérant l’histoire de l’argent trouvé et la décision de Madame. Doutlov ajouta qu’il était venu demander la permission d’Egor Mikhaïlovitch. Le gérant, à l’horreur de Doutlov, demanda l’enveloppe et l’examina. Le policier prit aussi l’enveloppe et, sèchement, brièvement, demanda des détails. — L’argent est perdu, » pensait déjà Doutlov. Mais le policier le lui remit. — Il en a de la veine, ce gaillard! — dit-il. POLIKOUCHKA 121 — Ça lui tombe à pic — dit Egor Mikhaïlovitch. Il devait enrôler son neveu, maintenant il le rachètera. — Ah ! fit l’inspecteur de police en s’avançant. — Tu rachèteras Ilia? demanda Egor Mikhaïlovitch. — Comment le racheter? Y aura-t-il assez d’argent? Et puis, il est peut-être trop tard? — Comme tu voudras, — dit le gérant. Et tous deux suivirent le policier. Ils s’approchèrent du pavillon. Dans le vestibule les gardes puanteux attendaient avec une lanterne. Doutlov les suivit. Les gardes avaient un air confus qui devait se rapporter à l’odeur qu’ils venaient de produire car ils n’avaient rien fait de mal. Tousse turent. — Où? demanda le policier. — Ici, — chuchota Egor Mikhaïlovitch ; — Efimka, tu vas passer devant avec la lanterne. Efimka, en haut, arrangeait déjà les planches et semblait avoir perdu toute peur. Et enjambant deux ou trois marches à la fois, le visage gai, il grimpa devant, se retournant seulement pour éclairer le policier qui suivait Egor Mikhaïlovitch. Quand ils disparurent, Doutlov, qui avait déjà le pied sur la marche, soupira et s’arrêta. Deux minutes après, les pas s’arrêtaient dans le grenier; évidemment ils s’approchaient du cadavre. — Oncle ! Ils t’appellent, — cria Efime par le 122 POLIKOUCHKÀ trou. Doutlov monta. A la lumière de la lanterne on ne voyait du policier et d'Egor Mikaïlovitch que le haut du corps. Derrière eux se trouvait encore quelqu’un qui tournait le dos, c’était Polikeï. Doutlov enjamba la poutre, et, en se signant, s’arrêta. — Tournez-le, — dit le policier. Personne ne bougea. — Efimka, tu es jeune, — dit Egor Mikhaïlo- vitch. Le jeune garçon enjamba la poutre ; il tourna Ilitch, se mit à côté de lui, regardant de l’air le plus gai, tantôt Ilitch, tantôt le chef de police, de même que celui qui montre un albinos ou Julie Pastrané, regarde tantôt le public, tantôt le sujet exposé, prêt à remplir tous les désirs des spectateurs. — Retourne encore. Ilitch fut retourné encore ; son bras se balançait faiblement ; les pieds traînaient sur le sol. — Détachez-le. — Voulez-vous ordonner de couper la corde, Vassili Borissovitch? dit Egor Mikgaïlovitch. Mes enfants, donnez une hache. Il fallut répéter deux fois cet ordre à Doutlov et aux gardiens, et le jeune garçon se comporta avec Ilitch comme avec le corps d’un mouton. Enfin on coupa la corde; on ôta le cadavre, on le couvrit. Le policier déclara que le médecin viendrait demain et laissa partir les hommes. Doutlov, en remuant les lèvres, se dirigea vers son logis. D'abord il avait peur, mais, à mesure qu’il approchait du village, ce sentiment se dissipait et la joie emplissait de plus en plus son âme. Dans le village on entendait des chansons et des voix avinées. Doutlov ne buvait jamais et maintenant se dirigeait tout droit vers la maison. Il était déjà tard quand il entra dans l'izba. Sa femme dormait. Le fils aîné et les petits-fils dormaient sur le poêle, et le second fils, dans un cabinet noir. Seule la femme d’Iluchkane dormait pas ; en chemise sale, — la chemise de travail, — les cheveux embroussaillés, elle était assise sur un banc et braillait. Elle n’alla pas ouvrir à l’oncle, mais dès qu’il entra dans l’izba, elle se mit à hurler de plus belle et à marmonner. D’après l’opinion de la vieille elle marmonnait supérieurement, bien qu’à cause de sa jeunesse, elle n’en eût beaucoup de pratique. 124 POLIKOL'CBKA La vieille se leva et prépara la soupe pour son mari. Doutlov chassa la femme d’Iluchka de la table. Assez, assez! » dit-il. Axinia se leva et se coucha sur le banc sans cesser de hurler. La vieille, en silence, disposa la table et se mit ensuite à ranger. Le vieux non plus ne disait pas un mot. Après avoir fait sa prière, il rota, se lava les mains, et, décrochant le boulier, il alla vers le cabinet noir. Là, d’abord il chuchota quelque chose à sa femme, ensuite la vieille sortit et lui, il se mit à faire claquer le boulier, enfin, soulevant une trappe, il descendit dans la cave. Il y remua longtemps. Quand il remonta, l’izba était toute sombre, le copeau ne brillait plus. La vieille, pendant la journée, ordinairement calme et silencieuse, était sur les planches et un ronflement emplissait l’izba. La femme remuante d’Iluchka dormait aussi, et respirait sans bruit. Elle dormait tout habillée sur le banc, et sans rien sous la tête. Doutlov fit une prière, puis regarda la femme d’Iluchka, hocha la tête, éteignit le copeau, rota encore une fois, grimpa sur le poêle et s’allongea à côté de son petit-fils. Dans l’obscurité, il jeta ses lapti et, allongé sur le dos il regarda les planches au-dessus du poêle, qu’il apercevait à peine, il écouta le bruit des cafards qui se remuaient dans les murs, les soupirs, les ronflements et les bruits du bétail dans la cour. De polikoucüka 125 longtemps il ne put s’endormir. La lune montait; dans l’izba il faisait plus clair. Il apercevait dans le coin Accinia et quelque chose qu’il ne pouvait bien distinguer ; était-ce l'armiak oublié par son fils, un baquet placé là par sa femme ; était-ce quelqu’un debout? Endormi ou non, il continuait à examiner... Evidemment l’esprit sombre qui menait Ilitch à cette ténébreuse affaire et dont on avait senti l’approche cette nuit, devait étendre son aile jusqu’au village, jusqu’à l’izba des Dout- lov où était cet argent qu’iZ avait employé pour perdre Ilitch. Du moins Doutlov le sentait ici, et il n’était pas à son aise. Eveillé ou endormi, il apercevait quelque chose qu’il ne pouvait définir. Il se rappelait Iluchka les mains ligottées, le visage d’Accinia et ses murmures, Ilitch avec ses bras ballants. Tout à coup le vieux crut voir passer quelqu’un devant la fenêtre. Qui est-ce? Peut-être le slarosta! Gomment a-t-il ouvert? » se dit le vieux en entendant des pas dans le vestibule. La vieille a peut-être oublié de fermer la porte quand elle est allée dans le vestibule? » Le chien hurlait et lui marchait dans le vestibule, — raconta depuis le vieillard — comme s’il cherchait la porte; il passa devant, se mit à tâter le mur, se heurta contre le baquet qui fit grand bruit ; et de nouveau, il se mit à tâter comme s’il cherchait le loquet. Il le prit, — un frisson passait par le corps du vieux, — tira le 126 POLIKOUCHKA loquet et rentra ici , sous la forme d’un homme. — Doutlov savait que c’était lui Il avait voulu se signer, mais il ne le pouvait pas. — //s’approcha de la table, tira le tapis, le jeta à terre et grimpa sur le poêle. — Le vieux reconnut les traits d’Ilitch. — Il grinça des dents, ses bras s’agitèrent, il sauta sur le poêle et se jeta sur le vieux pour l’étouffer. — Mon argent, — prononçait Ilitch. — Laisse, je ne le ferai plus, — voulait dire Sémion, mais il ne le pouvait articuler. Ilitch l’étouffait de tout le poids d’une montagne de pierre appuyée sur sa poitrine. Doutlov savait que s’il prononçait une prière il serait délivré, et il savait quelle prière dire, mais il ne pouvait la prononcer. Son petit-fils dormait à côté. L’enfant poussa un cri perçant et pleura le grand-père le serrait contre le mur. Le cri de l’enfant desserra les lèvres du grand-père Que Christ ressuscite, » prononça Doutlov. Il pressa moins fort. » Et que ses ennemis se dispersent... » Il descendit du poêle. Doutlov entendit ses deux pieds frapper sur le sol. Doutlov récitait l’une après l’autre toutes les prières qu’il connaissait. Il alla vers la porte, poussa la table et frappa si fort la porte que l’izba en trembla. Tous dormaient cependant, sauf le grand-père et le petit-fils. Le grand-père récitait des prières et tremblait de tout son corps. Le petit- fils pleurait en s’endormant et se serrait contre le grand-père. De nouveau tout se calmait. Le grand- POLIKOUCHKA 127 père était couché sans remuer. Le coq chanta derrière le mur, à l’oreille de Doutlov. 11 entendit les ébats des poules ; le jeune coq essayait de chanter après le vieux, et ne le pouvait pas ; quelque chose remuait sur les jambes du vieux. — C’était le chat. Il sauta du poêle, ses pattes molles frappèrent le sol, et il alla miauler près de la porte. Le grand-père se leva, ouvrit la fenêtre. La rue était sombre et sale. Pieds nus, en se signant, il sortit dans la cour des chevaux ; là on sentit que le maître passait la jument qui était sous l’auvent embarrassait ses pattes dans les brides, renversait sa pitance, et, les pattes levées, tournait attentivement la tête vers son maître. Le poulain était couché sur le fumier. Le grand-père le souleva, arrangea la jument, lui donna à manger et revint à l’izba. La vieille s’était levée et allumait les copeaux. Eveille les enfants, j’irai en ville ». Ils allumèrent le cierge de l’icône et tous deux descendirent dans la cave. Déjà, non seulement chez les Doutlov, mais chez tous les voisins, les feux s’allumaient quand il sortit. Les garçons déjà levés se préparaient. Les femmes entraient et sortaient avec des pots de lait. Ignate attela la charrette. Le deuxième fils graissait l’autre. La jeune femme ne hurlait plus, mais s’arrangeait ; un fichu sur la tète, elle était assise sur un banc, attendant l’heure d’aller en 138 POLIKOUCHKA ville faire ses adieux à son mari ! Le vieux paraissait particulièrement sévère. Il mit son caftan neuf, sa ceinture, et, avec tout l’argent d’Ilitch dans son gousset, il partit chez Egor Mikhaïlovitch. — Plus vite que ça ! cria-t-il à Ignate qui plaçait les roues sur l’axe soulevé et graissé. — Je reviens tout de suite. Que tout soit prêt! Le gérant, qui venait de se lever, buvait du thé et se préparait à aller en ville pour enregistrer lui- même les recrues. — Que veux-tu? demanda-t-il. — Egor Mikhaïlovitch, je veux racheter le garçon. Faites-moi la grâce. . Dernièrement, vous avez dit que vous connaissiez en ville un remplaçant. Conseillez-moi. Moi je ne connais rien. — Quoi ! As-tu réfléchi ? — J’ai réfléchi, Egor Mikhaïlovitch. Il est à plaindre c’est le fils démon frère. Quel qu’il soit, c’est toujours triste. Cet argent est cause de bien des péchés! Fais-moi la grâce, donne-moi un conseil, dit-il en saluant très bas. Comme toujours en pareil cas, Egor Mikhaïlovith, silencieux, se mordit longtemps les lèvres, et, après avoir réfléchi, écrivit deux billets et expliqua ce qu’il fallait faire en ville. Doutlov rentra chez lui. La jeune femme était déjà partie avec Ignate, et la jument grise, grosse, était attelée et attendait à la porte cochère. Il arracha une branche de la haie, s’enveloppa dans son POLIKOUCHKA 129 manteau, s’assit dans la charrette et fouetta sa bête. Doutlov pressait tant la jument que d’un coup elle perdit son ventre 1, et il ne la regardait plus, pour ne pas se laisser attendrir. Il était inquiet à la pensée d’arriver trop tard pour l’enrôlement; il craignait qu’Ilitch ne fût déjà enrôlé et que l’argent du diable ne lui restât entre les mains. Je ne décrirai pas en détails toutes les aventures de Doutlov, je dirai seulement qu’il eut une chance particulière. Chez le propriétaire pour lequel Egor Mikhaïlovitch lui avait donné un billet, il y avait un remplaçant tout prêt, débiteur de vingt-trois roubles, déjà accepté au bureau de l’enrôlement. Le propriétaire voulait pour cet homme quatre cents roubles, et l’acheteur, un petit bourgeois, qui courait déjà depuis trois semaines, proposait trois cents roubles. Doutlov conclut le marché en deux mots — a Tu prendras trois cent vingt-cinq roubles? » dit-il en tendant la main, mais avec une telle expression qu’on le voyait prêt à ajouter encore. Le propriétaire ne donnait pas sa main et continuait à demander quatre cents. Avec vingt-cinq de plus, tu prendras?» répéta Doutlov en prenant de sa main gauche la main droite du propriétaire, et menaçant de taper. Tu ne prends pas?» — Non !» — Eh 1; Effet produit sur la bête par le surmenage d’une course forcée. Les organes se contractent, et les flancs diminuent, se creusent. Sote de l'éditeur. Tolstoï. — vu — Polikouchka. 9 130 POLIKOUCHKA bien, Dieu soit avec toi I » prononça-t-il tout à coup en frappant la main du propriétaire et se haussant vers lui de tout son corps — Soit! prends avec cinquante. Prépare le reçu, amène le garçon et maintenant les arrhes? Deux billets rouges, c’est assez ? » Et Doutlov ôta sa ceinture et tira l’argent. Le propriétaire, bien qu'il n’ôtàt pas sa main, ne paraissait pas tout à fait consentir, et sans prendre les arrhes, il marchandait le pourboire et le régal pour le remplaçant. — Ne fais pas de péché, — dit Doutlov, en lui fourrant l’argent. — Nous mourrons tous ! — fît-il ,d’un ton si doux et si convaincu que le propriétaire dit — Allons-y ! Il frappa encore une fois dans la main, et se mit à prier Que Dieu soit avec nous ! » prononça-t-il. On éveilla le remplaçant qui dormait depuis la beuverie de la veille, et ne savait pas pourquoi on l’avait examiné. Tous allèrent au bureau. Le remplaçant était gai ; il demandait du rhum pour se remettre. Doutlov lui donna de l’argent. Il ne ressentit un peu de peur que dans le vestibule de la chancellerie. Ils y restèrent longtemps ; le vieux propriétaire, en caftan bleu, et le remplaçant en demi-pelisse courte, les sourcils levés, les yeux grands ouverts, chuchotèrent longtemps, cherchant quelqu’un. Ils ôtaient leur chapeau devant POLIKOUCHKA 131 chaque scribe, saluaient et, d’un air profond, écoutaient la décision apportée par le scribe que le propriétaire connaissait. Tout espoir de terminer l’affaire le jour même était perdu et le remplaçant commençait à devenir plus gai et plus libre, quand Doutlov aperçut Egor Mikhaïlovitch. Aussi tût il le salua et se cramponna à lui. Egor Mikhaïlovich s’arrangeait si bien qu’en- viron trois heures après, le remplaçant, à son grand étonnement et à son grand ennui, était introduit dans la chancellerie, et à la gaieté générale, à commencer par le gardien jusqu’au président, il était déshabillé, rasé, habillé, et on le laissa sortir derrière la porte ; cinq minutes après, Doutlov donnait l’argent et en recevait la quittance puis, disant adieu au propriétaire et au remplaçant* il se rendit au logis du marchand où étaient les recrues de Pokrovskoië. Ilia et sa jeune femme étaient assis dans un coin de la cuisine du marchand. Aussitôt que le vieux entra, ils cessèrent de parler et le fixèrent avec une expression docile et malveillante. Comme toujours, le vieux pria Dieu, ôta sa ceinture, puis tira un papier et appela dans l’izba son fds aîné Ignate et la mère d’Uuchka qui étaient dans la cour. — Ne fais pas de péchés, Iluchka, — dit-il en s’approchant de son neveu. — Hier soir, tum’asdit de telles paroles!... Est-ce que je ne te plains pas? Je me rappelle comment mon frère t’a confié à 132 POLIKOUCHKA moi. Si j avais ia force, est-ce que je t’enrôlerais? Dieu m’a envoyé un bonheur et je n’ai pas hésité. Voici le papier, — dit-il en mettant la quittance sur la table, et 1 étalant soigneusement avec ses doigts courbés qui ne se redressaient plus. Tous les paysans de Pokrovskoié, les ouvriers du marchand et même des étrangers étaient entrés de la cour dans l’izba. Tous devinèrent de quoi il s’agissait, mais personne n’interrompait le discours solennel du vieillard. — Voici le papier. J’ai donné quatre cents roubles. Ne reproche rien à ton oncle. Iluchka s’était levé mais ne savait que dire. Ses lèvres tremblaient d’émotion. La vieille mère s’approchait de lui en sanglotant et voulait se jeter à son cou, mais le vieux, lentement, impérieusement, l’écarta de la main et continua à parler. — Tu m’as dit hier un mot, ce mot, c’est comme si tu m’avais plongé un couteau dans le cœur. En mourant, ton père a ordonné que tu fusses un fils pour moi, et si je t’ai offensé, nous vivons tous dans le péché, n’est-ce pas, frères orthodoxes? — dit-il, s’adressant aux paysans qui étaient autour d’eux ; — voici ta propre mère et ta jeune femme, et voici la quittance. Àu diable soit l’argent! Et pardonnez-moi, au nom du Christ ! Et en levant le pan de son armiak, il se laissa tomber à genoux et salua bas Iluchka et sa femme- Les jeunes gens s’efforcaient en vain de le retenir. POLIKOUCHKA 133 Il ne se leva pas avant d’avoir posé son front sur le sol. Il se secoua et s’assit sur le banc. La mère et la femme d’Iluchka hurlaient de joie. Un murmure d’approbation courait dans la foule. — C’est, selon Dieu, comme ça», —disait l’un. — L’argent qu’est-ce que c’est; pour de l’argent on n’achète pas un garçon», — disait l’antre. — — Quelle joie ! un homme juste en un mot ! » exclamait un troisième. Seuls les paysans enrôlés ne disaient rien ; sans faire de bruit ils sortirent dans la cour. Deux heures après les deux charrettes des Dout- lov quittaient le faubourg de la ville. Dans la première, attelée d’une jument gris mêlé, au ventre enfoncé et tout en sueur, le vieux et Ignate étaient • assis. Au fond de la charrette, il y avait des paquets de craquelins et des miches. Dans la charrette, sans conducteur, la jeune femme heureuse et tranquille était assise avec sa belle-mère enveloppée d’un châle. La jeune femme tenait dans son tablier une petite bouteille d’eau-de-vie. Iluchka tournait le dos au cheval. Son visage était rouge ; il se balançait sur le siège en mangeant du pain et causant sans cesse. Les voix, le bruit des charrettes sur les pavés, l’ébrouement des chevaux, tout se confondait en un son joyeux. Les chevaux agitaient leurs queues, accéléraient leur trot en sentant le chemin de la maison. Les piétons et les gens en voiture re- 134 POLIKOUCHKA marquaient involontairement cette heureuse famille. A la sortie même de la ville, les Doutlov dépassèrent les recrues. Les recrues se tenaient en cercleautour d’un cabaret. Une recrue, avec cette expression anti-naturelle que donne à un homme le front rasé, enfonçait sur sa nuque son bonnet gris et jouait habilement de la balalaïka. Un autre, sans bonnet, une bouteille d’eau-de-vie à la main, dansait au milieu du cercle. Ignate arrêta le cheval et descendit pour ficeler la guide. Tous les Doutlov se mirent à regarder curieusement l’homme qui dansait et ils l’applaudissaient avec joie. La recrue semblait ne voir personne, mais sentait grossir le public qui •l’admirait, et cela augmentait sa force et son adresse. La recrue dansait très bien. Ses sourcils étaient froncés, son visage rouge, immobile, sa bouche figée dans un sourire qui avait perdu depuis longtemps son expression. Il semblait concentrer toutes les forces de son être à poser le plus rapidement possible un pied après l’autre, tantôt sur le talon, tantôt sur la pointe. Parfois il s’arrêtait soudain, clignait des yeux au joueur de balalaïka, et celui-ci se mettait à faire trembler encore plus rapidement toutes les cordes de l’instrument, et même à frapper des phalanges sur la caisse. La recrue s’arrêtait, mais ne paraissait pas immobile, elle semblait danser. Tout à coup, il commençait à se mouvoir lente-» POLIKOUCHKA 135 ment en secouant les épaules, puis, brusquement, il se soulevait et s’abaissait sur les pointes et se mettait à danser en prissiatka. Les gamins riaient ; les femmes secouaient la tête ; les hommes souriaient et approuvaient. Un vieux sous-officier se tenait immobile près du danseur. Il semblait dire Ça vous étonne, mais moi, il y a longtemps que je connais cela. » Le joueur de balalaïka était visiblement fatigué. 11 regardait nonchalamment autour de lui en prenant un accord faux. D’un coup il frappa la caisse et la danse cessa. — Eh ! Aliocha ! dit le joueur de balalaïkaau danseur, en lui désignant Doutlov. — Voilà le parrain? — Oui? Eh! mon cher ami! —'cria Aliocha, cette même recrue achetée par Doutlov, et qui, les jambes fatiguées, s’était assis et, la tète soulevée, buvait à même une bouteille d’eau-de-vie. Il s’avança vers la charrette — Michka, un verre ! Patron, mon cher ami! en voilà une joie ! — s’écria-t-il en jetant sa tète ivre sur le chariot, et il se mit à régaler d’eau-de-vie et les hommes et les femmes. Les paysans burent, les femmes refusèrent. — Mes amis ! quel cadeau je vais vous faire ! — dit Aliocha en embrassant les vieilles. Une marchande était dans la foule, Aliocha s’approcha de son éventaire et jeta tout dans la charrette. 13G POLIKOUCHKA — M’aie pas peur, je paierai, diable ! cria t il d’une voix pleurnicheuse ; et tirant sa bourse de sa poche, il la jeta à Michka. Il était debout, appuyé sur la charrette, ses yeux humides regardaient ceux qui étaient assis là. — Laquelle est la mère? — demanda-t-il. — C’est toi, hein? Je donne aussi pour elle. — Il réfléchit un moment, mit la main dans sa poche, en tira un mouchoir neuf, plié, prit la serviette qu’il avait en guise de ceinture sous son habit, ôta vivement de son cou son fichu rouge tout chiffonné, et jeta le tout sur les genoux de la vieille. — Prends, je te le donne, dit-il d'une voix de plus en plus basse. — Pourquoi? Merci mon cher! En voilà un bon garçon sans rancune, — dit la Vieille au vieux Doutlov qui s’approchait de leur charrette. Àliocha se tut, puis, comme s’il s’endormait, sa tète se pencha plus bas. — C’est pour vous que je pars, c’est pour vous que je péris ! — prononça-t-il. — C’est pourquoi je vous fais des cadeaux. — Je pense qu’il a aussi une mère, — dit quelqu’un dans la foule. — Quel bon garçon !.. Malheur ! Aliocha leva la tête. — J’ai une mère, un père aussi. Tous m’ont abandonné. Écoute, toi, la vieille, — ajouta-t-il en prenant la main de la mère d’Iluchka.— Je t’ai fait un cadeau. Écoute-moi au nom du Christ. Va POLIKOUCÏÏKA 137 au village Vodnoié, demande là bas, la vieille Niko- nova, c’est ma mère, tu entends. Dis à cette vieille Nikonova, la troisième izba du bout, près du puits neuf... dis-lui que, Aliocha... c’est-à-dire son fils... musicien !.. joue ! cria-t-il. — Et il se remit à danser en marmonnant, et jeta à terre la bouteille qui contenait un reste d’eau-de-vie. Ignate monta dans la charrette et voulut s’éloigner. — Adieu ! que Dieu t’aide ! — prononça la vieille en s’enveloppant de sa pelisse. Aliocha s’arrêta tout à coup. — Allez au diable! et ta mère aussi ! cria-t-il, les menaçant des poings fermés. — Oh mon Dieu! prononça la mère d’Iluchkaen se signant. Ignate fouetta la jument et les charrettes s’éloignèrent. Aliocha la recrue, se tenaitau milieu de la route, et, en serrant les poings, avec une expression de rage sur son visage, il injuriait de toutes ses forces les paysans. — Pourquoi vous arrêtez-vous ! Allez au diable, les sauvages. Vous n’échapperez pas à ma main, diables ! criait-il. A ces mots sa voix s’entrecoupa et il tomba lourdement à terre. Bientôt les Doutlov étaient en plein champ et n’apercevaient plus la foule des recrues. 4 38 P0LIK0UCI1KA Quand ils eurent fait cinq versles au pas, Ignate descendit de, la charrette où son père s’était endormi et alla près d’Iluchka. Tous deux burent la bouteille apportée de la ville. Peu de temps après,' Ilia entonna une chanson que les femmes reprenaient. Ignate accompagnait gaîment, en mesure, la chanson. Un chariot de poste courait rapidement à leur rencontre. Le postillon cria après ses chevaux, quand il croisa les deux charrettes joyeuses. Le postillon regarda, en clignant des yeux, les visages rouges des paysans et des femmes cahotés qui chantaient si gaîment. KHOLSTOMIER HISTOIRE D’UN CHEVAL 186 1 ï^PBR" " , -? r '-rr^Tçrv?-» W*ly*hg l&lgÿt MÜ^ î-sVJi fJ-xÆM, HszS&M rÊ y ffi£ÿ KHOLSTOMIER HISTOIRE D’UN CHEVAL 186 1 DÉDIÉ A LA MÉMOIRE DE M. A; STAKnOVITCH t 1 I Le ciel s’élevait de plus en plus ; la rougeur du soleil s’élargissait ; l’argent mat de la rosée devenait plus blanc; le croissant palissait ; la forêt devenait plus sonore... Les gens commençaient à se lever, et, dans la cour des chevaux des maîtres, les ébrouements, les piétinements sur la paille, même les hennissements méchants et aigus des chevaux qui se heurtaient et se querellaient, devenaient plus fréquents. 1 Ce sujet, trouvé par M. A. Stakhovitch, l’auteur de Pendant la Suit et Les Cavaliers, a été transmis par lui à Tolstoï. L42 KflOLSTOMIER — Hou ! Tu auras le temps; as-tu déjà faim? — dit le vieux palefrenier en ouvrant rapidement la large porte grinçante. — Où vas-tu? ajouta-t-il en faisant un geste contre une jument qui voulait franchir la porte. Le palefrenier Nester était vêtu d’une casaque ceinte avec une courroie à plaques de cuivre ; son fouet pendait derrière son épaule ; du pain, enveloppé dans une serviette était attaché derrière sacein- ture. Il tenait dans les mains une selle et un bridon. Les chevaux n’étaient ni effrayés ni offensés du ton moqueur du palefrenier ; ils feignirent l’indifférence, et, sans se hâter, s’éloignèrent de là porte cochère. Seule la vieille j umentbai-foncé, à la longue crinière, aplatit l’oreille et se détourna rapidement. À cette occasion, une petite et jeune jument, qui était derrière et n’avait rien à faire ici, poussa un cri et lança une ruade au premier cheval qui se trouva sur son chemin. — Hou ' cria le palefrenier d’une voix encore plus haute et plus menaçante; et il se dirigea vers un coin de la cour. De tous leschevaux qui se trouvaient dans la cour d’élevage il y en avait près de cent, le moins impatient était un hongre pie. 11 restait seul dans un coin, sous l’auvent, et les yeux demi-fermés, il léchait le chêne du hangar. On ne sait quel goût y trouvait le hongre pie, mais, en faisant cela, il avait l’air sérieux et réfléchi. KHOLSTOMIER 143 — Va! — prononça, du même ton, le palefrenier en s’approchant de lui; et il posa sur le fumier, près de lui, la selle et une couverture crasseuse, Le hongre pie cessa de lécher, et sans remuer regarda longuement tester. Il n’a pas ri, il ne s'est pas fâché, il n’a pas froncé son front, mais il remua seulement tout son ventre, respira lourdement et se détourna. Le palefrenier enlaça son cou et lui mit le bridon. — Qu’as-tu à soupirer? dit-il. Le hongre agita la queue comme s’il voulait dire Comme ça, pour rien, Nester. » Nester mit sur le hongre la couverture et la selle ; celui-ci baissa les oreilles, sans doute pour exprimer son mécontentement, ce qui lui valut d’ètre appelé vaurien », et Nester attacha la sous-ven- trière. Le hongre se renfrogna, mais on lui mit le doigt dans la bouche et il reçut un coup de genou dans le ventre, si bien qu’il en soupira. Malgré cela lorsqu’avec les dents on lira la sangle de chabra- que, de nouveau il baissa les oreilles et même se retourna. Il savaitbien queça nechangerait rien, mais cependant il croyait nécessaire d’exprimer que ça lui était désagréable, et il le montrait chaque fois. Quand la selle fut mise, il écarta la jambe droite et se mit à mâcher le mors, et cela aussi par des considérations à lui personnelles, car il devait savoir qu’un mors ne peut avoir aucun goût, 144 KHOLSTOMIER Nester, s’aidant d’un court étrier, monta sur le hongre ; il déroula son fouet, tira sa casaque de dessous sa jambe, et s’installa sur la selle avec cette allure particulière des cochers, des chasseurs, des palefreniers, et tira la guide. Le hongre re- dressala tète en exprimant la bonne volonté d’aller où on le lui ordonnerait, mais il ne bougea pas. Il savait qu’avant de partir, assis sur son échine, on crierait encore beaucoup, que l’on donnerait des ordres à l’autre palefrenier Vaska, et aux chevaux. En effet, Nester se mit à crier Vaska ! Eh ! Vaska! tu as laissé échapper les juments, hein? hein ? Où vas tu, diable ? Hou ! Est-ce que tu dors? Ouvre! Que les juments passent devant, etc... » La porte cochère grinça. Vaska, mécontent et endormi, tenant un cheval par la bride, était près du jambage de la porte et laissait passer les chevaux. Les chevaux, l’un après l’autre, marchant avec prudence sur la paille, en la flairant, passèrent devant. Des jeunes juments, des étalons, des poulains, des juments pleines portant lentement leur ventre franchissaient à la file la porte cochère. Les jeunes juments se heurtaient parfois par deux ou trois, la tête sur le dos des unes des autres, et jouaient des pattes dans la porte cochère, ce qui leur valait chaque fois les injures des palefreniers. Les poulains se jetaient dans les pattes des juments, parfois étrangères, et hennissaient bruyamment en répondant aux cris brefs des ju- KHOLSTOMIER 14o ments. Une jeune jument, dévergondée, dès qu’elle eut franchi la porte cochère, baissa la tête de côté, souleva son derrière et poussa un cri, mais cependant elle n’osa pas devancer la vieille grise Jouldiba qui, d’un pas calme, lourd, enbalaçant son ventre d’un côté sur l’autre, marchait lentement comme toujours devant tous les chevaux. La cour quelques minutes avant si animée, se vidait tristement. Les poteaux restaient, mornes, sous l’auvent vide et l’on ne voyait que de la paille piétinée, couverte de fumier. Ce tableau d’abandon avait beau être coutumier au hongre pie, il lui produisait sans doute une triste impression. Lentement, il inclinait la tête et la relevait comme en un salut, soupirait autant que le lui permettait la sangle serrée, et, en traînant ses pattes cagneuses, lourdes, suivait à pas lents le troupeau, en portant sur son dos osseux le vieux Nester. Maintenant je le sais aussitôt que nous serons sur la route, il allumera sa pipe de bois renfermée dans son étui de cuir à chaînette. J’en suis même content, parce que, le matin de bonne heure, avec la rosée, cette odeur m’est agréable et me rappelle de doux souvenirs. L’ennuyeux c’est que, quand il a sa pipe entre les dents, le vieux est toujours gai, il se croit très fort, et s’assied de côté, tout à fait de côté, juste du côté qui me fait mal. Cependant que Dieu le bénisse ; ce n’est pas une nouveauté pour moi de souffrir pour le plaisir des Tolstoï. — vi. — Khohtomicr. 10 146 KHOLSTOMIER autres, je commence même à y trouver un certain charme. Qu’il monte sur ses ergots, le pauvre homme, il n’y monte que lorsque personne ne le voit; qu’il reste assis de côté... » raisonnait le hongre en posant prudemment ses pattes écorchées, comme s’il marchait au milieu de la route. II tester, ayant conduit le troupeau près de la rivière, à l’endroit où devaient paître les chevaux, descendit et dessella. Déjà le troupeau commençait à se disperser peu à peu, dans le pré pas encore piétiné, couvert de rosée et d’une buée qui se soulevait également du pré et de la rivière qui le bordait. Nester ôta les guides du hongre pie et le gratta sous le cou, à quoi le hongre, en signe de recon- * naissance et de plaisir, ferma les yeux. — Il aime ça, le vieux chien ! prononça Nester. Le hongre n’aimait nullement ce grattage, mais par délicatesse seule, il feignait d’en avoir du plaisir. Il remua sa tête en signe de contentement ; mais, tout à coup, et sans aucune cause, Nester, supposant peut-être qu’une familiarité trop grande pourrait donner au hongre des idées fausses sur sa situation, repoussa brusquement la tête du 148 KUOLSTOMIER cheval, et, soulevant la guide, en frappa un coup vigoureux sur la patte maigre, puis, sans mot dire, alla vers le petit tertre, près du tronc où il avait l’habitude de se reposer. Bien que cet acte attristât le hongre pie, il n’en laissa rien voir et, en agitant la queue qui perdait son crin et en flairant quelque chose, il se dirigea vers la rivière, sans prêter aucune attention à ce que faisaient autour de lui les jeunes juments, les étalons et les poulains, si gais le matin. Sachant que le plus sain, surtout à son âge, c’était de bien boire et de manger ensuite, il choisit un endroit du bord où la pente était plus douce et plus large, et, en mouillant ses sabots et le fanon, il plongea son mufle dans l’eau, se mit à aspirer l’eau à travers ses lèvres déchirées, en remuant ses côtes qui se gonflaient, et, de plaisir, agitait sa queue maigre, dégarnie au bout. » La jument grise, la dévergondée qui agaçait toujours le vieux et lui faisait toutes sortes de misères, s’approcha de l’eau, près de lui, comme si elle en avait besoin, mais en réalité pour lui salir l’eau devant le nez. Mais le hongre avait déjà bu ; Comme s’il ne s’apercevait pas des intentions de la jument grise, il tira tranquillement une patte après l’autre, secoua la tête, et, en s’éloignant de la jeunesse, il se mit à manger. Les jambes écartées de diverses manières, sans piétiner l’herbe inutilement, presque sans se redresser, il mangea 9 KllOLSTOMIE R 1-49 pendant trois heures. Après avoir tant avalé que son ventre pendait comme un sac sous ses côtes maigres, il s’installa tout droit sur ses pattes malades, de façon à souffrir le moins possible, surtout de la patte droite de devant, la plus faible, et il s’endormit. * Il y a une vieillesse majestueuse, une vieillesse répugnante, une vieillesse misérable. 11 y a une vieillesse à la fois majestueuse et misérable. La vieillesse du hongre pie était précisément de cette sorte. Le hongre était* d’une grande taille, pas moins de deux archines 1 et trois verschok 2. Il était autrefois pie-noir, mais maintenant les taches noires de son pelage étaient d’une couleur gris sale. Son pie formait trois taches l’une sur la tête avec une calvitie du côté du nez jusqu’à la moitié du cou. Sa crinière longue et pleine de mauvaises herbes était blanche par endroits , grise à d’autres. L’autre tache embrassait le côté droit jusqu’à la moitié du ventre ; et la troisième, sur la croupe, attrapait la partie supérieure de la queue jusqu’à la moitié des cuisses. Le reste de la queue était blanc, bigarré. Une large tète osseuse, avec de profondes cavités au-dessous des yeux et une lèvre noire pendante, autrefois déchirée, était il J'archine vaut 0 m ,711. 2 Le verschok vaut 0 m ,04i4,o. 150 KHOLSTOM1ER attachée très bas sur le cou, voûté à force de maigreur, et qui semblait être de bois. A travers la lèvre pendante, on apercevait la langue noire, mordue de côté, et les restes jaunes des dents inférieures, rongées. Les oreilles, dont une était coupée, tombaient bas de côté et ne s’agitaient que rarement, paresseusement, pour chasser les mouches qui s’accrochaient. - Une mèche assez longue du toupet pendait derrière l’oreille. Le front large était enfoncé et ridé ; la peau pendait en poches sur les larges creux et, sur le cou et la tête, s’entrecroisaient des veines qui tremblaient et frissonnaient au moindre contact des mouches. L’expression de la face était sévère et patiente, profonde et souffrante. Les pattes de devant étaient arquées aux genoux; les deux sabots couverts d’excroissances, et l’une des pattes, pie jusqu’à moitié, portait près du genou une tumeur de la grosseur du poing. Les pattes de derrière étaient plus solides , mais visiblement limées sur les cuisses depuis longtemps, et, à ces endroits, les poils ne poussaient plus. La maigreur du corps faisait paraître les pattes démesurément longues. Les côtes, bien que très raides, étaient si découvertes et si tendues que la peau semblait être collée entre elles. Le garrot et le dos portaient des traces de coups anciens, et derrière il y avait encore une*tumeur fraîche, gonflée, qui suppurait. Le KHOLSTOMIER 151 tronçon noir de la queue, dont on voyait les vertèbres, était long et presque nu ; sur la croupe grise, près de la queue, il y avait une blessure, comme une morsure, de la largeur de la main, couverte de poils blancs ; on voyait une autre blessure cicatrisée sur le paleron droit. Les genoux de derrière et la queue étaient salis par un dérangement d’intestins continuel. Les poils, par tout le corps, étaient -courts et raides mais, malgré sa vieillesse repoussante, chacun, en regardant ce cheval, s’arrêtait malgré soi et un connaisseur disait tout de suite qu’il avait dû être, dans son temps, une bête admirable. Les connaisseurs disaient même qu’il n’y avait en Russie qu’une race de chevaux capable de donner une ossature si large, de si grandes pattes, de tels sabots, une pareille finesse des os des jambes, une telle attache du cou, et surtout une si belle ossature de la tête et des yeux grands, noirs, brillants, une telle saillie des veines autour de la tête et du cou, une peau si fine et de semblables poils. / En effet, il y avait quelque chose de majestueux dans la figure de ce cheval, dans l’union terrible en lui des signes repoussants de la décrépitude, aggravés de la bigarrure du pelage, à l'allure, l’expression d’assurance et de calme, la conscience de la beauté et de la Comme une ruine vivante, il était isolé au milieu du pré cou- 152 KHOLSTOMIER vert de rosée et, non loin de lui, on entendait les piaffements, les ébrouements, les hennissements des jeunes, et les cris aigus du troupeau qui se dispersait. III Le soleil, déjà au-dessus de la forêt, brillait gaîment sur l’herbe et sur les méandres de la rivière. La rosée diminuait et se condensait en gouttes ; la légère vapeur du matin se dispersait comme une fumée. Les nuages se pommelaient, mais il ne faisait pas encore de vent. Derrière la rivière, s’étendaient les seigles verts, enroulés, et l’on sentait l’odeur de la verdure fraîche et des fleurs ; le coucou chantait dans la forêt, et Nester, allongé sur le dos, calculait combien il avait encore d’années à vivre. Les alouettes voletaient sur le seigle et dans la prairie. Le lièvre retardataire égaré au milieu du troupeau bondissait dans l’espace, s’arrêtait près du buisson et écoutait. Yaska dormait, la tête enfouie dans l’herbe. Les jeunes juments s’écartant de lui encore davantage se perdaient en bas. Les vieilles, en hennissant, faisaient dans la rosée des taches fraîches et choi- 154 KflOLSTOMIER sissaient des places où personne ne les gênait. Mais déjà elles ne mangeaient plus et goûtaient seulement les petites herbes fines. Tout le troupeau, insensiblement, s’avançait dans la même direction. Et de nouveau, la vieille Jouldiba marchait lentement devant les autres, leur montrant la possibilité d’aller plus loin. La jeune et noire Mouchka, qui avait son premier poulain, hennissait sans cesse et, en levant la queue, s’ébrouait sur son poulain gris. La jeune Atlassnaia, au poil lisse et brillant, la tète tellement baissée que son toupet, noir comme de la soie, lui couvrait le front et les yeux, jouait avec l’herbe et frappait avec sa patte velue mouillée de rosée. Un des poulains plus âgés, imitant sans doute quelqu’un, soulevait pour la vingt-sixième fois sa petite queue courte, galopait autour de sa mère qui, habituée déjà au caractère de son fils, mangeait tranquillement l’herbe et seulement, de temps en temps, lui jetait un regard oblique de son grand œil noir. Un des plus petits poulains, noir, avec une grosse tète, le toupet en avant, entre les vieilles, la petite queue tournée encore du même côté que dans le ventre de sa mère, l’oreille dressée, fixait ses yeux inexpressifs, sans changer de place, sur le poulain qui galopait, et se reculait sans qu’on sût s'il enviait ou blâmait que l’autre fit ainsi. Quelques-uns tétaient en avançant le nez ; d’autres, on ne sait pourquoi, malgré les appels de leurs lvHOLSTOMIER 155 mères, couraient d’un petit trot gauche, d’un côté tout opposé, comme s’ils cherchaient quelque chose, et ensuite, on ne sait encore pourquoi, s’arrêtaient et s’ébrouaient d’une voix désespérée et perçante. D’autres, par-çi, par-là, étaient allongés sur le flanc ; d’autres apprenaient à mâcher l’herbe et quelques-uns se grattaient l’oreille avec la patte de derrière. Deux juments, encore pleines, marchaient à part ; elles déplaçaient lentement leurs pattes et mangeaient encore. On voyait que leur état était respecté des autres, et personne, parmi la jeunesse, n’osait venir près d’elles et les déranger. Si une dévergondée voulait les approcher, alors un mouvement de l’oreille et de la queue suffisait pour lui montrer toute l’inconvenance de sa conduite. Les étalons, les juments d’un an, jouant déjà aux personnages sérieux, sautaient rarement et se réunissaient en joyeuse compagnie. Ils mangeaient l’herbe lentement, en courbant leur long cou de cygne, et comme s’ils avaient eu des queues, en agitaient le tronçon. Gomme les grands, quelques- uns se couchaient, se roulaient, ou se grattaient l’un l’autre. Lacompagnie la plus gaie était formée de juments de deux et trois ans, des célibataires. Elles marchaient presque toutes ensemble et formaient une foule joyeuse de vierges. On entendait parmi elleslespiaffements, les cris aigus, les ébroue- ments, les hennissements. Elles se réunissaient, s. 156 KH0LST0M1ER les têtes des unes sur le dos des autres, se flairaient, sautaient, parfois soulevaientla queue toute droite et, ni trot, ni galop, avëc feinte et coquetterie, couraient devant les camarades. La plus belle de toute cetlejeunesse, était une polissonne de jument baie. Tout ce qu’elle faisait, les autres le faisaient aussi. Où elle allait, la foule des autres allait aussi. La polissonne était, ce matin, d’humeur particulièrement gaie. L’humeur gaie l’avait empoignée comme elle empoigne les hommes. Encore en buvant, en plaisantant sur le vieux, elle avait couru le long de la rivière ; feignant de s’effrayer de quelque chose, elle reniflait, puis galopait à toutes jambesparlaprairie, si bien que Yaska devaitcourir après elle et les autres qui la suivaient. Ensuite, quand elle eut un peu mangé elle se mit à se rouler, à agacer les vieilles en les devançant, puis ayant séparé un poulain de sa mère, elle se mit à courir après lui, comme pour le mordre. La mère, effrayée, cessa de manger, le poulain cria d’une voix plaintive, mais la polissonne ne le touchait pas, elle l’effrayait seulement et donnait le spectacle à ses compagne^ qui regardaient avec sympathie ces taquineries. Ensuite, elle se mit à tourner la tête au cheval gris d’un paysan qui, de l’autre côté de la rivière, traînait la charrue dans un champ de blé. Elle s’arrêta fièrement, un peu de côté, dressa la tête, se secoua, hennit longuement d’une voix douce et tendre. Dans ce hennissement de la KLIOLSTOMIER 157 polissonne s’exprimaient un sentiment et une certaine tristesse on y sentait le désir et la promesse de l’amour, et la tristesse de l’attente. Un râle de genêt, en courant d’un endroit à l’autre dans la rosée épaisse, appelait sa compagne d’une voix passionnée; le coucou et la caille cherchaient l’amour, et les fleurs s’envoyaient l’une à l’autre, sur l’aile du vent,leur poussière parfumée. Et moi aussi, je suis jeune, belle et forte, disait lehennissement de la polissonne, et jusqu’ici je n’ai pas éprouvé la douceur de ce sentiment; non seulement je ne l’ai pas éprouvée, mais pas un seul amoureux ne m’a encore vue ». Et le hennissement expressif, triste, jeune, se propageait en bas dans le champ et, de loin, arrivait jusqu’au petit cheval gris. Il dressait les oreilles et s’arrêtait. Le paysan le frappait de son lapot, mais le petit cheval, charmé du son argentin du hennissement lointain, hennissait aussi. Le paysan se fâcha, le tira par la guide et le frappa d’un tel coup de lapot dans le ventre qu’il n'acheva pas son hennissement et avança. Mais le petit cheval gris ressentait de la douceur et de la tristesse et, des blés lointains, pendant longtemps encore, arrivait jusqu’au troupeau, avec le son d’un hennissement passionné, la voix irritée du paysan. Si le petit cheval avaitpu, au son de cette voix, oublier tout, jusqu’à son service, alors qu’aurait-il 158 KHOLSTOMIER fait s’il avait vu la belle polissonne, quand elle l’appelait, les oreilles dressées, les naseaux dilatés, humant l’air, prête à s’élancer, et tremblant de tout son corps jeune et beau? * Mais la polissonne ne s’attardait pas longtemps à ses impressions. Quand la voix du cheval gris se tut, elle s’ébroua encore et, baissant la tête, se mit à creuser le sol avec son sabot, ensuite elle partit, pour éveiller et agacer le hongre pie. Le hongre était le martyr et le bouffon de cette jeunesse heureuse. Il souffrait plus par elle que par les hommes. Il ne faisait de mal ni aux uns ni aux autres. C’était nécessaire aux hommes, mais pourquoi les jeunes chevaux le tourmentaient-ils? Il était vieux, elles étaient jeunes ; il était maigre, elles étaient grasses ; il était triste, elles étaient gaies. Alors c’était un être tout à fait étranger, tout différent, et l’on ne pouvait pas avoir pitié de lui. Les chevaux n’ont pitié que d'eux-mêmes, et il n’y en a guère dans ta peau desquels ils puissent entrer. Il n’était pourtant pas coupable, le hongre pie, d’être vieux, maigre et laid!... Il semble bien qu’il n’en était pas coupable > mais selon le raisonnement des chevaux, il l’était, et ceux qui étaient forts, jeunes, heureux, ceux pour qui tout était l’avenir, ceux de qui l’attente inutile faisait trembler chaque muscle et se soulever la queue comme une barre, ceux-là avaient raison. Le hongre pie le comprenait peut-être lui- même et, à tête reposée, pensait comme eux qu’il était coupable d’avoir terminé déjà sa vie, qu’il lui 160 KHOLSTOM1ER fallait payer pour cette vie, mais malgré tout, c’était un cheval, et souvent il ne pouvait se retenir d’un sentiment d’offense, de tristesse et d’indignation en regardant toute cette jeunesse qui le punissait pour une fatalité qu’elle subirait aussi plus cause de la cruauté des chevaux venait aussi d’un sentiment aristocratique. Chacun d’eux, par le père ou la mère, descendait du célèbre Smetanka, et le hongre était d’origine inconnue. C’était un intrus acheté à la foire, trois ans avant, pour quatre-vingts roubles. La jument brune, comme en se promenant, s'approcha jusque sous le nez du hongre et le poussa. Il y était habitué, et, sans ouvrir les yeux, les oreilles aplaties, il montra les dents. La jument se tourna de l’arrière et feignit de vouloir le frapper. Il ouvrit les yeux et s’éloigna. Il ne voulait déjà plus dormir et se mit à manger. De nouveau la polissonne, suivie de ses camarades, s’approcha du hongre. Une jeune jument de deux ans, très sotte, qui imitait toujours la brune, vint avec elle, et comme tous les imitateurs, se mit à exagérer ce que faisait l’autre. La jument brune, ordinairement, s’approchait comme si elle allait à son affaire, passait sous le nez du hongre sans le regarder, de sorte qu’il ne savait même pas s’il devait se fâcher ou non. Et en effet c’était drôle. Maintenant elle faisait la même chose, mais l’autre qui marchait derrière elle et qui était déjà KHOLSTOMIER 161 particulièrement gaie, frappa le hongre en plein poitrail. De nouveau il montra les dents, poussa un cri, et, avec une vivacité qu’on ne pouvait attendre de lui, se jeta derrière elle et la mordit à la cuisse. La jument chauve frappa de tout son arrière-train les côtes maigres et nues du vieux cheval. Celui-ci renifla même, voulut se jeter de nouveau sur elle, mais il réfléchit, et, en soupirant lourdement, s’éloigna. Naturellement toute la jeunesse du troupeau prit comme une offense personnelle l’audace du hongre pie envers la jument chauve, et, tout le reste de la journée, on l’empêcha absolument de manger, on ne le laissa pas tranquille un moment, si bien que le palefrenier dût les calmer plusieurs fois, sans pouvoir comprendre ce qui se passait parmi eux. Le hongre était si offensé qu’il s’approcha de lui-même de Nester, quand le vieux se prépara à ramener le troupeau à la maison, et il se sentit plus heureux et plus tranquille, lorsqu’après l’avoir sellé on monta sur lui. Dieu sait à quoi pensait le vieux hongre en portant sur son dos le vieux Nester. Pensait-il avec amertume à la jeunesse ennuyeuse et cruelle ; ou, avec cette fierté, ce mépris et ce stoïcisme propres aux vieillards, pardonnait-il ces offenses? Jusqu’à la maison il ne le montrait par aucune réflexion. Ce soir-là, des amis étaient venus chez Nester, et, en chassant le troupeau devant les izbas des Tolstoï. — vi. — Kholstomier. Il 162 KHOLSTOMIER dvorovoï , il remarqua un chariot dont le cheval était attaché au perron. Après avoir fait entrer le troupeau, il se hâta tant, qu’il ne dessella pas le hongre et cria à Yaska de le faire ; il ferma la porte cochère et alla rejoindre ses amis. Etait-ce à cause de l’injure faite à la jumentchauve, arrière-petite-fille de Smetanka, par le vaurien galeux» acheté à la foire et qui ne connaissait ni père ni mère — et par suite à cause du sentiment aristocratique froissé chez tout le troupeau, ou parce que le hongre, avec sa haute selle sans cavalier, était d’un aspect fantastique pour les chevaux, mais dans la cour quelque chose d’extraordinaire se passa cette nuit-là. Tous les chevaux, jeunes et vieux, en montrant les dents, pourchassaient le hongre dans la cour, et le choc des sabots sur ses côtes maigres retentissait avec de lourds soupirs. Le hongre n’y pouvait plus tenir ; il ne pouvait plus éviter les coups. Il s’arrêta au milieu de la cour. Son visage exprimait la colère, le dégoût, la faiblesse sénile, puis le désespoir. Il aplatit ses oreilles, et tout à coup, il se fit quelque chose qui calma soudain tous les chevaux. La plus vieille jument, Viazopourikha, s'approcha, flaira le hongre et soupira. Le hongre soupira aussi... V Au milieu de la cour éclairée parla lune se dressait la haute et maigre figure du hongre, avec sa grande selle à pommeau. Les chevaux, immobiles et dans un silence profond, l’entouraient, comme s’ils apprenaient de lui quelque chose d’extraordinaire. Et en effet, ils entendaient quelque chose de nouveau et d’inattendu. Voici ce qu’ils apprenaient du hongre... LA PREMIERE NUIT — Je suis le fils de Lubeznï 1 er et de Baba. Mon nom, d’après la généalogie, est Moujik I* r . Je suis Moujik I er , d’après la généalogie, et mon nom Kholstomier me fut donné par les gens à cause de mon allure longue et large, inconnue 164 KHOLSTOMIER en Russie. Par l’origine, il n’y a pas au monde de cheval supérieur à moi. Je ne vous l’ai jamais dit, à quoi bon, vous ne m’auriez jamais reconnu, pas plus que Viazopourikha qui était avec moi au haras de Khrienovo et qui .vient seulement de me reconnaître. Vous ne me croiriez pas n’était le témoignage de Viazopourikha. Je ne vous l’aurais jamais dit, je n’ai pas besoin de la pitié d’un cheval. Mais vous l’avez voulu. Oui, je suis ce Kholstomier que les amateurs cherchaient et ne trouvaient pas. Ce Kholstomier que le comte lui-même connaissait et qu’il a expédié du haras parce que je dépassais son favori Cygne. Quand je naquis je ne savais pas ce que signifiait être pie. Je pensais être un cheval. Je me rappelle que la première remarque sur mon pelage me frappa profondément ainsi que ma mère. Je naquis probablement la nuit. Vers le matin, léché déjà par ma mère, je me tenais sur les pattes. Je me souviens que tout le temps je voulais quelque chose et que tout me semblait à la fois extraordinairement étonnant et très simple. Les écuries étaient chez nous dans de longs corridors chauffés, avec des portes grillées à travers lesquelles on voyait tout. Ma mère me tendit la mamelle, et moi j’étais encore si innocent que je passais mon nez tantôt sous les pattes de devant, tantôt dans l’auge. Tout K110LST0MIER 165 à coup ma mère se retourna vers la porte grillée et, soulevant sa patte au-dessus de moi, se recula. Le palefrenier du service de jour regardait dans notre écurie à travers la grille. — En voilà... Babaamisbas, dit-il, et il poussa le verrou. Il passa sur la paille fraîche et m’enlaça de ses mains. —Regarde Tarass ! il est pie comme une pie! —cria-t-il. Je me dégageai et tombai sur les genoux. — En voilà un petit diable ! — prononça-t-il. Ma mère s’inquiéta, mais n’essaya pas de me défendre et seulement, en soupirant lourdement, lourdement, se recula un peu de côté. Les palefreniers arrivèrent et se mirent à me regarder. L’un d’eux courut annoncer le fait au palefrenier chef. Tous riaient en regardant mes taches pies et me donnaient divers noms étranges. Non seulement je ne comprenais pas ce que signifiaient ces mots, mais ma mère non plus. Jusqu'ici, parmi tous nos parents il n’y avait pas eu un seul pie ; mais nous ne pensions pas qu’il y eût à cela quelque chose de mauvais. Et tout le monde louait ma corpulence et ma force. — Ah! comme il est vif, — dit le palefrenier, — on ne peut pas le retenir. Bientôt après le chef palefrenier était là et examinait mon pelage ; il semblait même attristé. — Qu’est-ce qui nous a donné un tel monstre ! dit-il. Le général ne le laissera pas dans le 166 KHOLSTOMIER haras. — Eh ! Baba, tu m’as bien arrangé ! fit-il à ma mère. Valait mieux un chauve qu’une pie. Ma mère ne répondit rien et comme toujours en pareil cas, soupira de nouveau. — Et de quel diable est-il né ? C’est comme un moujik, — continua- t-il. — On ne peut pas le laisser dans le haras, c’est une honte! Et il est beau, très beau ! — disait-il et disaient tous en me regardant J Quelques jours plus tard le général vint en personne. Il m’examina, etde nouveau, tous semblaient terrifiés de quelque chose et nous insultaient, moi et ma mère, pour la couleur de mon pelage. — Et il est beau, très beau, — disaient tous ceux qui me voyaient. Jusqu’au printemps nous vécûmes dans le haras, tous séparés, chacun près de sa mère, seulement, parfois, quand la neige des toits commença à fondre au soleil, on nous laissait sortir avec nos mères dans la large cour couverte de paille fraîche. Là,' pour la première fois, je connus tous mes parents proches et éloignés. Là je voyais diverses portes les juments célèbres de ce temps avec leurs poulains. Là se trouvaient la vieille Hollandaise, Mouchka la fille de Smetanka, Krasnoukha, Dobro- khotikha, le cheval de selle; toutes les célébrités d’alors se réunissaient ici avec leurs poulains, se promenaient au soleil, se couchaient sur la paille fraîche, se flairaient comme de simples chevaux. Je ne puis oublier, jusqu’à présent la vue de ce KHOLSTOMIER 167 haras plein des belles de ce temps. Ça vous semble étrange de penser et de croire que j’étais jeune et vif, mais c’était ainsi... Là se trouvait cette même Viazopourikha, qui était alors une poulaine d’un an, une petite poulaine charmante, gaie, vive, et, soit dit sans l’offenser, bien qu’elle ne soit pas maintenant considérée comme une rareté, par le sang, elle était alors parmi les pires. Elle meme vous le dira. Mon bariolage, qui déplaisait tant aux hommes, plaisait beaucoup à tous les chevaux. Tousm’entouraient, m’admiraient etjouaientavec moi. Je commençais à oublier la parole des hommes sur mon tatouage et me sentais heureux. Mais bientôt j’éprouvais une première douleur et ma mère en était la cause. Quand déjà, la neige commençait à fondre, que les moineaux pépiaient sur les auvents, que dans l’air le printemps commençait à se faire sentir fortement, les relations entre ma mère et moi changèrent. Son caractère était méconnaissable. Tantôt, sans aucune cause, elle se mettait à jouer en courant dans la cour, ce qui n’allait point du tout à son âge respectable ; tantôt elle demeurait pensive, et se mettait à s’ébrouer; tantôt elle battait, mordait ses sœurs; tantôt elle me flairait en hennissant, mécontente ; tantôt elle allait au soleil, posait sa tête sur l’épaule de sa cousine germaine Kouptchikha, et longtemps, pensivement, lui grattait le dos et 168 KHOLSTOMIER me repoussait de ses mamelles. Un jour le palefrenier chef vint et ordonna de lui mettre le mors et de l’emmener dans l’enclos. Elle hennit ; je lui répondis et me jetai derrière elle, mais elle ne se tourna pas vers moi. Le cocher Tarass me saisit pendant qu’on refermait la porte sur ma mère qui partait. Je m’élançai, je renversai le palefrenier dans la paille, mais la porte était fermée et je n’entendais que le hennissement de plus en plus lointain de ma mère, et dans ce hennissement je ne sentais plus l’appel, mais une autre expression. A sa voix, répondit, de loin, la voix puissante que je reconnus après, celle de Dobrï premier, que deux palefreniers amenaient au rendez-vous avec ma mère. Je ne me rappelle pas comment Tarass sortit de l’enclos. J’étais très triste et je sentais que j’avais perdu pour toujours l’amour de ma mère. Et tout cela parce que je suis pie», pensai-je en me rappelant les paroles des gens à propos de mon pelage ; et je fus pris d’une telle colère que je commençai à me frapper la tête et les genoux contre les murs de l’écurie, et je fis cela jusqu’à ce que, tout en sueur, je succombasse à la fatigue. Quelque temps après, ma mère revint près de moi je l’entendis arriver à l’écurie parle couloir, au trot, et d’une allure pas habituelle. On lui ouvrit la porte ; je ne la reconnus pas tant elle était rajeunie et embellie. Elle me flaira, s’ébroua KHOLSTOMIER 169 et se mil à crier. A tout son aspect je compris qu’elle ne m’aimait plus. Elle me parla de la beauté de Dobrï et de son amour pour lui. Leurs rendez-vous continuèrent, et mes relations avec ma mère devinrent de plus en plus froides. Bientôt on nous lâcha sur l’herbe. A ce moment je connus de nouvelles joies qui me consolèrent de la perte de l’amour de ma mère. J’avais des amis et des camarades. Nous savions maintenant manger de l’herbe, hennir comme les grands et, soulevant la queue, sauter en cercle autour de nos mères. C’était l’heureux temps. On me passait tout ; tous m’aimaient, m’admiraient et regardaient avec indulgence tout ce que je faisais. Ça ne dura pas longtemps. C’est alors qu’il m'arrivera quelque chose d'horrible... » Le hongre soupira lourdement et s’éloigna des chevaux. L'aube montait depuis déjà longtemps. Les portes grincèrent. Xester entra. Les chevaux se séparèrent. Le palefrenier arrangea la selle sur le hongre et emmena le troupeau. VI LA DEUXIEME NUIT Dès que les chevaux furent enfermés, de nouveau ils s’arrêtèrent autour du cheval pie. — Au mois d’août, on me sépara de ma mère, — continua le cheval pie — mais je n’en eus point de chagrin particulier, j’avais remarqué que ma mère portait déjà mon frère cadet, le célèbre Oussane, et je n’étais plus pour elle ce que j’étais autrefois. Je n’étais pas jaloux, je me sentais devenir plus froid envers elle. En outre, je savais qu’en quittant ma mère, je rentrerais dans la section commune des poulains où nous étions par deux ou trois, et chaque jour, toute la bande sortait dehors. J'étais dans le même box que Milï. Milï était un cheval de selle, plus tard l’empereur lui-même le monta, et on l’a représenté dans des tableaux et des statues. C’était alors un simple poulain aux poils KHOLSTOMIER 171 brillants, doux, au cou de cygne, aux jambes unies et fines comme des cordes. Il était toujours gai, aimable ; il était toujours prêt à jouer, à lécher ou à plaisanter sur les chevaux et les hommes. Forcément, en vivant ensemble, nous devînmes amis, et cette amitié dura toute notre jeunesse. Il était gai et frivole. Il commençait déjà d’aimer à jouer avec les jeunes juments et se moquait de mon innocence. Et pour mon malheur, par amour-propre, je commençai à l imiter, et bientôt je me laissai aller à l’amour. Ce penchant précoce fut la cause du plus grand événement de ma vie. Il m’arriva de me laisser entraîner... Viazopourikha avait un an de plus que moi, nous étions particulièrement amis, mais à la fin d e l'automne, je remarquai qu’elle commençait à me fuir... Mais je ne raconterai pas toute cette malheureuse histoire de-mon premier amour. Elle se rappelle elle-même ma passion folle qui s’est terminée par le plus grand changement de ma vie. Les palefreniers se mirent à la chasser et à me battre. Le soir on me mit dans un box à part. Je hennis toute la nuit, comme si je pressentais l’événement du lendemain. Le matin, dans le couloir de mon box, arrivèrent le général, le palefrenier chef, le cocher, et ce fut un vacarme effrayant. Le général criait f72 KHOLSTOMIER après le palefrenier chef, celui-ci se justifiait en disant qu’il n’avait pas ordonné de me laisser et que les autres palefreniers avaient fait cela de leur plein gréj Le général promit de faire fouetter tout le monde, et dit qu’on ne pouvait pas me laisser entier. Le palefrenier jura de faire tout; ils se turent et s’en allèrent. Je ne comprenais rien, mais je remarquais qu’il s’agissait de me faire quelque chose... f Le lendemain je cessais de hennir pour toujours. J’étais devenu ce que je suis. Le monde entier se changeait âmes yeux. Rien ne m’était cher. Je me concentrai et me mis à réfléchir. D’abord j’avais un dégoût de tout, je cessais de boire, de manger, de marcher, je ne pensais plus à jouer. Parfois il me venait en tète de sauter, de hennir, mais aussitôt se présentait la question terrible Pourquoi ? Pourquoi? Et mes dernières forces se perdaient. Une fois on me promena le soir pendant qu’on ramenait le troupeau du champ. Encore de loin, j’aperçus un nuage de poussière avec les silhouettes vagues, connues, de toutes nos femelles. J’entendais les hennissements joyeux, les piaffements. Je m’arrêtai, bien que la bride par laquelle me tirait le palfrenier me coupât la nuque, et je me mis à observer la troupe qui s’avançait. Je voulais voir ce bonheur perdu pour toujours. Elle s’avançait et je KHOLSTOMIER 173 distinguais l’une après l’autre les figures connues, belles, majestueuses, saines, grasses ; quelques-unes même se tournèrent vers moi. Je m’oubliai, et, malgré moi, par vieille habitude, je me mis à hennir et à trotter, mais mon hennissement était triste, ridicule, insensé. Dans le troupeau, on n’a pas ri, mais je remarquai que plusieurs, par convenance, se détournaient de moi. Evidemment ils éprouvaient de la peine, de la honte, et surtout je leur paraissais drôle. Mon cou mince, mon expression, ma grande > tète j’avais maigri pendant ce temps, mes longues jambes gauches et ma sotte allure au trot que, par vieille habitude, j’avais fait autour du palefrenier, tout cela leur paraissait risible. Aucun ne répondit à mon hennissement, tous se détournèrent de moi. Je compris d’un coup à quel point j'étais devenu pour toujours étranger à tous, et je ne me rappelle plus comment je revins au logis avec le palefrenier^ Auparavant déjà j’avais du penchant pour les choses sérieuses, la réflexion ; maintenant une transformation se faisait en moi ma couleur pie, qui excitait tant de mépris de la part des hommes, mon malheur terrible, inattendu, et ma situation particulière au haras, que je sentais, mais que je ne pouvais encore nullement m’expliquer, me forçaient à réfléchir. Je réfléchis à l’injustice des • hommes envers moi parce que j’étais pie ; je réfléchis à la mobilité de l'amour maternel et, en 174 KHOLSTOMIER général, de l’amour des femmes, à sa dépendance des conditions physiques et, principalement, je réfléchis aux qualités de cette étrange espèce d’animaux auxquels nous sommes si étroitement liés et que nous appelons des hommes. Les particularités qui me faisaient une situation spéciale au haras, je les sentais mais ne pouvais les comprendre^. La signification de cette particularité et des qualités des hommes sur quoi elle se basait, me * fut donnée par la circonstance suivante C’était l’hiver, pendant les fêtes; de la journée on ne m’avait donné ni à manger ni à boire ; j’ai su depuis que mon palefrenier s’était enivré. Le même jour le palefrenier en chef entra chez moi, vit que je n’avais pas de nourriture, et se mit à injurier le palefrenier qui n’était pas présent, puis s’en alla. Le lendemain, le palefrenier vint dans notre box, avec un camarade, pour nous donner du foin. Je remarquai qu’il était particulièrement pâle et triste, il y avait surtout dans l’expression de son long dos quelque chose d’important qui excitait la compassion. Il jeta, avec colère, le foin dans le râtelier ; je poussai ma tête à travers son épaule, mais il me donna un si fort coup de poing sur le museau que je m’écartai. Il me lança aussi un coup de botte sous le ventre. — Sans ce vilain, dit-il, rien n’arriverait. — Quoi? demanda l’autre palefrenier. KHOLSTOMTER 175 — Il ne s’inquiète pas des chevaux du comte, et le sien, il le voit deux fois par jour. — Lui a-t-il donné le cheval pie? — demanda l’autre. — Le chien le sait, s’il l’a vendu ou donné. On peut laisser mourir de faim tous les chevaux du comte, mais voilà, comment a-t-on osé ne pas donner à manger à son poulain! Couche-toi, dit- il, et il commence à me battre ! C’est pas un chrétien ! Il a plus de pitié pour la bête que pour l’homme. Il ne porte pas la croix évidemment ! Barbare! Il a compté lui-même! Le général n’a pas tant fouetté. Il m’a dessiné tout le dos. Non, il n’apasl’âme chrétienne. i J’ai bien compris ce qu’ils ont dit sur la fustigation et le christianisme, mais le sens de ces paroles son poulain, le poulain à lui me restait obscur. De ces paroles je conclus que les hommes supposaient quelque lien entre moi et le palefrenier chef. En quoi consistait ce lien, je ne pouvais absolument le comprendre Seulement beaucoup plus tard, quand on m’a séparé des autres chevaux, je compris ce que cela voulait dire. Alors je ne pouvais nullement comprendre ce que signifiait qu’on m’appelât la propriété d’un homme. Les mots ?non cheval» se rapportaient à moi, un être vivant; cela me semblait aussi étrange que les paroles ma terre », mon air », mon eau. » 176 KHOLSTOMIER Mais ces paroles eurent sur moi une grande influence. J’y pensai sans cesse et, longtemps après, par les rapports les plus divers avec les hommes, je compris enfin la signification qu’ils attribuaient à ces expressions étranges. Voici leur signification les hommes ne se guident pas dans la vie par des actes, mais par des paroles. Ils aiment moins la possibilité de faire ou de ne pas faire quelque chose, que celle de parler de divers objets avec des paroles convenues entre eux. Les paroles qu’ils regardent comme très importantes sont mon, mien. Ils les disent de divers objets, de divers êtres, de diverses choses, même de la terre, des hommes, des chevaux. Ils conviennent que pour une certaine chose un seul homme dira ma. Et celui qui, selon ce jeu convenu entre eux, dit mon, sur le plus grand nombre de choses, celui-ci est considéré comme le plus heureux. Pourquoi cela, je ne sais, mais c’est ainsi. Depuis longtemps j’essayais de me l’expliquerpar des avantages directs mais c’était inexact. Par exemple, beaucoup de ces gens qui m’ont appelé leur cheval n’ont pas monté sur moi, mais d’autres me montaient. Ce n’étaient pas eux non plus qui me nourrissaient, mais d’autres ; ce n’étaient pas ceux qui m’appelaient leur cheval » qui me faisaient du bien, mais le palefrenier, le vétérinaire et, en général, des étrangers. KHOLSTOMIER 177 Dans la suite, eu élargissant le cercle de mes observations, je me suis convaincu que ce n’est pas seulement envers nous, chevaux, que la conception mon n’a d’autre base que l’instinct bas et grossier appellé par les hommes le sentiment ou le droit de propriété. L’homme dit ma maison » et il ne l’habite jamais et se soucie seulement de sa construction et de son entretien. Le marchand dit ma boutique, ma boutique de drap » etil n’a pas l’habit du meilleur drap qui se trouve dans sa boutique. 11 y a des hommes qui appellent la terre la leur, et qui n’ont jamais vu cette terre, qui n’y ont pas marché. 11 y a des hommes qui appellent miens d’autres hommes et qui n'ont jamais vu ces hommes, et tout leur rapport envers ces hommes, consiste à leur faire du mal. Il y a des hommes qui appellent des femmes, leur femme » ou leur épouse », et ces femmes vivent avec d’autres hommes. Et les hommes aspirent à la vie non pour faire jugent bon, mais pour appeler sien le plus grand nombre de choses. Je suis convaincu maintenant que c’est là la différence essentielle entre nous et les hommes. C’est pourquoi, sans parler déjàde nos autres supériorités sur les hommes, par cela seul nous pouvons dire hardiment que dans l’échelle des êtres vivants nous sommes supérieurs aux hommes. L’activité des hommes, au moins de ceux avec qui je fus en Tolstoï — vi. — Kholstomïer . 12 178 KHOLSTOMIER rapport, est guidée par les paroles, et la nôtre par les actes. Et voilà ce droit de dire de moi mon cheval », le palefrenier l’avait reçu du général; c’est pourquoi il avait fouetté l’autre palefrenier. Cette découverte me frappa profondément et, jointe aux idées et raisonnements que suggérait aux hommes mon pelage pie, aux réflexions provoquées en moi par la trahison de ma mère, elle fit de moi le hongre sérieux et profond que je suis. J’étais triplement malheureux j’étais pie, j’étais hongre et les hommes s’imaginaient que j’appartenais non à Dieu et à moi-même, comme tout être vivant, mais au palefrenier chef. Les conséquences de ce qu’ils avaient imaginé sur moi étaient multiples.. La première c’est qu’on me tenait à part, j'étais mieux nourri, mené plus souvent par la bride et attelé plus tôt. J’avais deux ans quand on m’attela pour la première fois. Je me rappelle que la première fois, le palefrenier chef, qui s’imaginait que je lui appartenais, avec une foule d’autres palefreniers, se mit à m’atteler. Attendant de ma part révolte ou résistance, ils m’avaient entravé avec une corde pour me pousser dans les brancards. Ils me mirent sur le dos une large croix de cuir et l’attachèrent au brancard pour que je ne pusse frapper du derrière. Et moi, je n’attendais que l’occasion pour montrer mon désir et mon amour du travail. KIIOLSTOMIER 179 Ils s’étonnaient que je me laissasse atteler comme un vieux cheval. On se mit à me promener et, je m’exerçai à trotter. Mes progrès augmentaient de jour en jour, de sorte que, trois mois après, le général lui-même et beaucoup d’autres louaient mon allure. Mais, chose étrange, précisément parce qu’ils s’imaginaient que je n étais pas à moi, mais au palefrenier chef, mon allure prenait pour eux une tout autre importance. Mes frères, les trotteurs, étaient promenés dans des champs de course. On mesurait combien ils pouvaient porter ; on allait les regarder dans des cabriolets dorés ; on les couvrait de mantes de prix. Moi j’étais attelé au simple drojki du palefrenier chef, et j’allais, pour ses affaires, à Tchesmenka et autres hameaux. Tout cela parce que j’étais pie, et surtout, parce que, d’après leur opinion, je n’étais pas au comte mais au palefrenier chef Demain, si nous sommes de ce monde, je vous raconterai la conséquence principale qu’eut pour moi ce droit de propriété que s’attribuait le chef palefrenier. » Tout ce jour les chevaux se montraient respectueux envers Kholstomier, mais la conduite de Nester restait aussi grossière. Le poulain gris du moujik, en se rapprochant du troupeau, hennissait et la jument grise coquetait de nouveau. YII LA TROISIÈME NUIT La nouvelle lune venait de naître et son mince croissant éclairait la figure de Kholstomier qui se tenait au milieu de la cour. Les chevaux se pressaient autour de lui. — La principale conséquence, étonnante pour moi, de ce fait que je n’étais ni au comte, ni à Dieu, mais au palefrenier, — continua le cheval pie, — c’est que mon plus grand mérite mon allure vive, devint la cause de mon exil. On promenait Cygne sur la piste et le palefrenier en chef, qui venait avec moi de Tchesmenka, s’arrêta avec moi près de la piste. Cygne passait devant nous. Il trottait bien mais quand même il s’en croyait. Il n’avait pas enlui cette vivacité que j’avais moi dès qu’une patte se posait, l’autre se sou- KHOLSTOMIER 181 levait instantanément ; pas trace du moindre effort; chaque effort faisait avancer. Cygne passa devant nous, je m’avançai sur la piste. Le palefrenier ne me retenait pas. — Quoi ! ne faut-il pas mesurer mon cheval pie ? cria-t-il. Et quand Cygne se trouva pour la seconde fois sur la même ligne que moi, il me laissa. Cygne avait déjà de l’entraînement, c’est pourquoi je fus en retard au premier tour. Mais au second, j’avais regagné de la distance; je m’approchai du drojki , puis le rejoignis et le dépassai. On fît une seconde expérience la même chose. J’étais plus vif. Cette circonstance horrifia tout le monde. Le général exigea qu’on me vendît au plus vite et le plus loin possible pour qu’on n’entendît pas parler de moi. Autrement le comte le saura et ce sera un malheur ! » disait-il. Et l’on me vendit à la foire, à un maquignon. Je restai peu de temps chez le maquignon. Un hussard envoyé pour la remonte m’acheta. Tout cela était si injuste, si cruel, que j’étais heureux quand on m’emmena du haras de Khrienovo et qu’on me sépara pour toujours de ceux qui m’étaient chers et proches. Je souffrais trop parmi eux. Amour, honneur, liberté, ils avaient tout, et moi travail, humiliation, travail jusqu’à la fin de mes jours. Pourquoi? Parce que j’étais pie et qu’à cause de cela je devais être le cheval de n’importe qui... » Kholstomier ne put en raconter plus long ce 182 KÜOLSTOMIER soir-la. Un événement qui troubla tous les chevaux se produisait dans l’enclos. Kouptchikha, la jument pleine, très en retard, qui d’abord écoutait le récit, se tourna tout à coup, partit lentement vers le hangar et se mit à gémir si haut que tous les chevaux y firent attention. Ensuite, elle se coucha, se releva et se coucha de nouveau. Les vieilles juments comprenaient ce qu'elle avait, mais les jeunes étaient émues, s’éloignaient du hangar et entouraient la malade. Le matin un nouveau poulain, chancelant sur ses petites pattes, était né. Nester appela le palefrenier ; la jument et son poulain furent emmenés à l’écurie, et les chevaux partirent à la prairie, sans eux. VIII LA QUATRIÈME NUIT Le soir quand les portes furent fermées, que tout devint calme, le cheval pie continua ainsi — En passant ainsi de mains en mains, j’ai réussi à beaucoup observer les hommes et les chevaux. Où je restai le plus longtemps, ce fut chez deux maîtres un prince, officier des hussards, ensuite une vieille femme qui habitait près de l’église de Saint-Nicolas. Chez l’officier de hussards je passai le meilleur temps de ma vie. Bien qu’il fut la cause de ma perte, bien qu'il n’aimât jamais rien ni personne, je l’aimais, et je l’aimais précisément pour cela. Ce qui me plaisait en lui c’est qu’il était beau, heureux, riche, et n’aimait personne. Vous comprenez, c'est notre sentiment élevé de cheval ! Sa froideur, ma dépendance de lui, donnaient une forceparticu- lièreà mon amour pour lui Tue-moi, — pensais- 184 KHOLSTOMIER je dans nos beaux jours — j’en serai heureux! » Il m’acheta chez le maquignon à qui le palefrenier m’avait vendu huit cents roubles. Il m’acheta parce qu’il n’avait pas de pie Ce fut mon meilleur temps. Il avait une maîtresse. Je le savais parce que chaque jour je le menais chez elle et que, parfois, je les promenais ensemble. Sa maîtresse était une beauté ; lui aussi était beau, et son cocher aussi, et à cause de cela je les aimais tous, j’étais enchanté de la vie. Ma vie se passait ainsi le matin, l’aide-palefrenier venait me nettoyer, pas le palefrenier lui-même, mais son aide, c’était un jeune garçon pris parmi les paysans. Il ouvrait la porte, faisait sortir la vapeur, ôtaitle fumier, la couverture, et commençait à me gratter le corps avec une brosse, et avec une étrille, il marquait des taches blanches sur les poutres du parquet creusées par des crampons. En plaisantant, je mordais ses manches et frappais du pied. Ensuite on nous amenait l’un après l’autre vers un baquet 'd’eau froide, et le garçon admirait les taches pies, lissées, résultat de son travail, la jambe droite comme une flèche avec un large sabot, et la croupe luisante et le dos large au point de s’y coucher. Derrière le haut râtelier, on mettait du foin, et dans l’auge de chêne, l’avoine. Théophane arrivait, puis le palefrenier en chef. Le maître et le cocher se ressemblaient. Tous les deux n’avaient peur de rien et n’aimaient personne, KIIOLSTOMIER 185 sauf eux-mêmes, et pour cela tous les aimaient_ Théophane était vêtu d’une blouse rouge, d’un pantalon de coton et d’une poddiovka 1. Je l’aimais quand, aux jours de fêtes, pommadé, en poddiovka, il entrait dans l’écurie et criait — Eh bien, animal, as-tu oublié ! » Et il me poussait la jambe avec le manche de la fourche. Il ne poussait jamais fort, mais pour plaisanter. Moi, je comprenais aussitôt la plaisanterie et, en couchant l’oreille, je claquais des dents. Chez nous, il y avait un trotteur noir ; la nuit on m’attelait avec lui. Ce Polkane ne comprenait pas la plaisanterie ; il était tout simplement méchant comme un diable Je me trouvais à côté de lui, dans l’écurie, et il lui arrivait de me mordre pour tout de bon. Théophane n’avait pas peur de lui II lui arrivait de s’approcher et de pousser un cri ; on aurait dit qu’il voulait le tuer. Non, rien, et Théophane lui mettait le licou. Une fois, étant attelé avec lui, nous nous sommes emballés au Pont-des-Maréchaux. Ni le maître, ni le cocher n’étaient effrayés. Ils riaient, criaient après les gens, se retournaient en se retenant, et comme ça, personne n’était écrasé. A leur service j’ai perdu mes meilleures qualités et la moitié de ma vie. C’est là qu’on m’a gavé de breuvage et abîmé les jambes... 1 Vêtement long sans manches qu’on met en dessous du caftan. 186 KHOLSTOMIER Mais, malgré tout, c’était le meilleur temps de ma vie ! A midi on venait, on attelait, graissait les sabots, mouillait le toupet et la crinière et Ton me poussait entre les brancards. Les traîneaux étaient en roseaux tressés recouverts de velours ; les harnais avaient de petits anneaux d’argent; les guides étaient en soie, et, pendant un temps, j’avais un fdet. L’attelage était tel que, quand toutes les courroies étaient bouclées et arrangées, on ne pouvait distinguer où se terminait l’attelage et où commençait le cheval. On attelait toujours dans le hangar. Il arrivait queTbéo- phane, le derrière plus large que les épaules, une ceinture rouge sous les aisselles, inspectait l’attelage, s’asseyait, réparait son cafetan, mettait ses pieds sur l’étrier, plaisantait, mettait en travers, comme toujours, le fouet avec lequel il ne me touchait presque jamais et qu’il portait seulement comme ça, par convenance, et disait Va! » Et en jouant à chaque pas je sortais de la porte cochère. Une cuisinière qui était entrée pour jeter les ordures, s’arrêtait au seuil; un paysan qui apportait dubois s’arrêtait aussi et regardait, les yeux grands ouverts. Il sortait, faisait quelques pas et s’arrêtait ; les valets sortaient, les cochers arrivaient ; les conversations commençaient. On attend, toujours. Parfois nous restions trois heures près du perron. Nous tournions de temps en temps, puis nous nous arrêtions de nouveau. KHOLSTOMIER 187 Enlin, on entendait du bruit dans le vestibule. En habit, paraissait le gris Tikhone, avec son gros ventre. Approche ! » On n’avait pas encore cette sotte habitude de dire En avant ! » comme si je ne savais pas qu’on ne va pas en arrière mais en avant !... Théophane claquait des lèvres, s’approchait et le prince sortait rapidement, négligemment comme s’il n’y avait rien que de très naturel à ses traîneaux, à son cheval, même à Théophane qui voûtait son dos et tendait les bras d’une telle façon, qu’il semblait qu’on ne pût les tenir longtemps ainsi. Le prince sortait en manteau à col de loutre argentée qui cachait son visage beau etrouge, aux sourcils noirs, qu’il n’eût jamais fallu cacher. Il sortait en faisant du bruit avec son sabre, ses éperons, avec les quartiers de cuivre de ses galoches. En passant sur le tapis, comme s’il se hâtait, il ne faisait aucune attention ni à moi, ni à Théophane, mais à ce fait que tout le monde, sauf lui-même, le regardait et l’admirait. Théophane claquait des lèvres, moi je m’habituais aux guides, et, honnêtement, nous allions au pas'et nous arrêtions. Je regarde le prince de côté, hoche ma belle tète et mon fin toupet... Le prince est de bonne humeur, parfois il plaisante avec Théophane. Théophane, sa belle tête tournée à peine, répond et, sans bouger les mains, fait un mouvement des guides à peine visible, mais que je 188 KHOLSTOMIER comprends. Une, deux, trois... mon allure est de plus en plus large ; en tressaillant de chaque muscle, je jette la neige avec la boue sur le devant du traîneau. Dans ce temps, on n’avait pas aussi la sotte habitude d’aujourd’hui de crier Oh! » comme si le cocher se trouvait mal, mais le compréhensible Va ! prends garde ! va ! » — \ a, prends garde ! crie Théophane, et les gens s’écartent et s’arrêtent et tournent la tête pour admirer le beau hongre, le beau cocher et le beau maître... J’aimais surtout à dépasser un trotteur. Quand de loin, avec Théophane, nous apercevions un attelage digne de nos efforts, en courant comme lèvent, nous l’approchions de plus en plus. Lançant déjà la boue derrière le traîneau je rejoignais le voyageur. Je m’ébrouais au dessus de sa tête. J’étais au même rang que l’autre, qui disparaissait à ma vue et, derrière, je n’entendais plus que des sons de plus en plus lointains. Et le prince. Théophane et moi, nous nous taisions et avions l’air d’aller tout simplement à notre affaire sans remarquer les chevaux lambins que nous rencontrions en chemin. J’aimais dépasser un beau trotteur, mais j’aimais aussi me rencontrer avec lui. Une minute, un son, un regard, nous sommes déjà séparés, et, de nouveau, isolés chacun de notre côté... Les portes grincèrent ; les voix de Nester et de Vaska se firent entendre. IX LA CINQUIÈME NUIT Le temps commençait à changer. Il était sombre. Le matin il n’v avait pas de rosée, mais il faisait lourd et les moucherons s’accrochaient. Aussitôt que le troupeau fut arrivé, les chevaux se réunirent autour du cheval pie qui termina ainsi son histoire — Cette vie heureuse cessa bientôt. Je vécus ainsi ' seulement deux années. A la fin du deuxième hiver, il m’arriva l’événement le plus heureux pour moi et, après cela, mon plus grand malheur. C’était pendant le carême, j’avais amené le prince aux courses. Atlasnï et Bitchok couraient. Je ne sais pas ce qu ils faisaient là-bas dans le pavillon, mais je sais qu’il sortit et ordonna à Théophane de me mettre sur la piste. Je me rappelle qu’on me mit sur la piste, on me plaça et on plaça Atlasnï. Atlasnï était attelé au petit traîneau de course et moi au traîneau de ville. Au premier tour je le 190 KHOLSTOMIER dépassai cris et acclamations d’enthousiasme me saluèrenUQuand on me promena, la foule me suivit. Cinq personnes proposèrent au prince des milliers... Il se contenta de rire ses dents blanches. — Non, dit-il, ce n’est pas un cheval, c’est un ami. Je ne le donnerais pas pour un monceau d’or- Au revoir, messieurs ! Il ouvrit le tablier et s’assit. — A Ostojenka ! C’était la demeure de sa maîtresse, et nous volons... C’était notre dernier jour de bonheur. Nous arrivâmes chez elle. 111 appelait la sienne, et elle en aimait un autre, elle était partie avec lui. Il apprit cela chez elle, dans son appartement. Il était cinq heures. Sans me dételer il partit la chercher. Ce qui n’était jamais arrivé, on me fouetta et l’on me lança au galop. Pour la première fois je butai, et, honteux voulus me rattraper. Mais tout à coup j’entends le prince qui crie d’une voix changée Frappe ! Et le fouet siffle et me cingle... Je galopais et ^_frappais des pattes sur le devant du traîneau. Nous l’avons rejointe à vingt-cinq verstes. Je l’amenai, mais tremblai toute la nuit, et ne pus rien manger. Le matin on me donna de l’eau. Je bus, et pour toujours j’avais cessé d’être le cheval que j’étais, j’étais malade. On m’a tourmenté, estropié, soigné, comme disent les hommes. Mes KH0LST0M1ER 191 sabots ont tombé, j’ai eu des tumeurs, mes jambes se sont courbées, mon poitrail s’est enfoncé, et tout mon corps est devenu mou et faible. On me vendit à un maquignon. Il me fit manger des carottes et encore quelque autre chose, il me fit méconnaissable afin de pouvoir tromper sur mon compte quelqu’un peu connaisseur. Je n’avais ni force, ni allure. En outre, le maquignon me tourmentait ainsi aussitôt que venaient des acheteurs, il entrait dans • mon écurie et commençait à me frapper avec un grand fouet et à m’effrayer, si bien qu’il m’amenait jusqu’à la fureur. Ensuite, il effaçait les traces du fouet et me faisait sortir. Une vieille femme m’acheta chez le maquignon. Elle allait toujours à l’église Saint-Nicolas et faisait fouetter son cocher. Le cocher pleurait dans ma stalle, et je reconnus que les larmes ont un goût agréable, salé. Puis la vieille mourut. Son gérant me prit à la campagne et me vendit à un marchand du village. Une fois, ayant mangé trop de froment, je tombai malade et devins pire. On me vendit à un paysan. Là, je labourais et mangeais à peine ; on me blessa la patte avec une faux. De nouveau, je tombai malade. Un bohémien m’échangea. Il me fit souffrir horriblement et enfin me vendit au gérant d’ici. Et maintenant je suis là... » Tous se turent, la pluie commençait à tomber. X En rentrant à la maison, le lendemain soir, le troupeau rencontra le maître avec un hôte. Joul- diba, en approchant de la maison, aperçut de côté, deux hommes l’un était le jeune maître, en chapeau de paille; l’autre, grand, gros, essoufflé, était un militaire. La vieille regarda les hommes de côté, et, en s’écartant un peu, passa près d’eux. Les autres, la jeunesse, s’agitèrent surtout quand le maître et son hôte entrèrent exprès au milieu des chevaux en se désignant quelque chose et causant. - Voilà, celle-ci, je l'ai achetée chez Voiéïkov, la pommelée, — dit le maître. — Et celle-ci, laJeune noire, auxpattesblanches, chez qui ? Elle est belle, — dit l'hôte. Ils parlaient de beaucoup de chevaux, s’arrêtant devant certains. Ils remarquèrent aussi la jument brune. KIIOLSTOMIER 193 — Elle m’est restée des chevaux de selle du haras de Khrienovo, — dit le maître. Ils ne pouvaient regarder tous les chevaux en mouvement. Le maître appelaNester, et le vieillard, en piquant des talons les côtes du cheval pie, accourut au trot. Le hongre boitait d’une patte, mais courait de telle façon qu’on voyait, qu’en aucun cas, il ne se révolterait, même si on lui ordonnait de courir de toutes ses forces au bout du monde. Il était même prêta courir au galop et essayait de le faire de la jambe droite. — Voilà, je puis affirmer, qu’il n’y a pas en Russie, une meilleure jument, — dit le maître en désignant l’une des juments. L’hôte fit des compliments au maître qui s’agitait, marchait, courait, montrait, racontait la généalogie de chaque cheval. L’hôte en avait évidemment assez d’écouter le maître et il inventait des questions pour faire croire qu’il y prenait de l’intérêt. — Oui, oui ! — disait-il distraitement. — Regardez donc, — disait le maître, sans répondre, — regardez les jambes... ça m’a coûté cher; et le troisième étalon qu’elle a produit court déjà chez moi. — Et il court bien ? — demanda l’hôte. Ils discutaient ainsi sur chaque cheval et il n’y avait plus rien à montrer. Ils se turent. — Eh bien, quoi, allons? Tolstoï — vi. — Iiholstomier. 13 194 KHOLSTOMIER — Allons. Ils se dirigèrent vers la porte cochère. L’hôte, content que cette démonstration fût terminée et d’aller à la maison où il pourrait manger, boire, fumer, devenait plus gai. En passant devant Nester qui, monté sur le cheval pie, attendait encore des ordres, l’hôte frappa de sa large main épaisse la croupe du cheval. — En voilà un bigarré! dit-il. J’ai eu un pareil cheval pie ; tu te rappelles. Je t’en ai parlé. Le maître, du moment qu’on ne parlait pas de ses chevaux, n’écoutait plus ; il se retournait et continuait à regarder le troupeau. Tout à coup un bruit faible, sénile éclata à son oreille, C’était le hongre pie qui s’ébrouait. Mais il n’acheva pas et, comme honteux, s’interrompit. Ni le maître, ni l’hôte ne firent attention à cet ébrouement, et ils partirent à la maison. Dans le vieillard décrépit, Kholstomier avait reconnu son ancien maître aimé le brillant, beau etriche Ser- poukhovskoï. XI La pluie continuait à tomber. Il faisait sombre dans l’enclos, mais dans la maison du maître, c’était tout autre chose. Chez le maître, un thé luxueux était préparé dans un luxueux salon. La maîtresse était assise devant le thé avec le maître du logis et l’hôte. La maîtresse, enceinte, ce qui était très visible à son ventre soulevé, à sa pose maintenue droite par la grossesse et surtout, aux yeux qui regardaient en soi avec douceur et importance, était assise devant le samovar. Le maître tenait à la main une boîte de cigares, vieux de dix ans qui, selon son dire, étaient uniques, et il se préparait à se vanter devant son hôte. Lemaître était un bel homme de vingt-cinq ans, frais, dorloté, bien peigné. Il portait à la maison un habit neuf, ample, épais, fait à Londres. A sa 196 KHOLSTOMIER chaîne de montre pendaient des breloques grandes et chères. Les boutons de manchettes étaient grands aussi, en or, ornés de turquoises. Il portait la barbe à la Napoléon III, et la pointe de ses moustaches était pommadée et dressée comme on pouvait le faire seulement à Paris. La maîtresse avait une robe de soie à grosses fleurs bariolées. De grosses épingles d’or retenaient d’épais cheveux blonds, pas tous à elle ; ses mains étaient chargées de bracelets et de bagues très chers. Le samovar était en argent; le service très fin. Le valet, éblouissant, en habit, gilet blanc, cravate neuve, se tenait près de la porte, comme une statue, en attendant des ordres. Le meuble était courbé et clair, le papier foncé à grosses fleurs. Autour de la table, unelevrette excessivement fine, qu’on appelait d’un nom anglais prétentieux, très mal prononcé par les maîtres qui ne savaient pas l’anglais, faisait du bruit près de la table, avec son collier en argent. Dans un coin, garni de plantes, était placé un piano incrusté. On voyait en tout le luxe neuf et rare. Tout était très bien, mais il y avait sur tout un cachet de superflu, de richesse, et d’absence d’intérêt intellectuel. Le maître du logis, un amateur de chevaux de courses, était fort et sanguin, un de ces hommes dont l’espèce existe toujours, qui portent des pelisses de zibeline ; jettent aux actrices des fleurs KHOLSTOMIER 197 très chères, boivent le vin le plus renommé, non le meilleur, descendent à l’hôtel le plus cher, font des cadeaux avec leur nom gravé et entretiennent la femme le plus en vue... L’hôte, Nikita Serpoukhovskoï, était un homme de plus de quarante ans, grand, gros, chauve, aux longues moustaches et aux longs favoris. Il avait dû être très beau, maintenant, ilétaitvisiblement décrépit physiquement, moralement et pécuniairement. Il avait tant de dettes qu’il avait dû servir pour ne pas être enfermé. Il était maintenant chef des haras d’Etat dans un chef-lieu de province. Des parents influents lui avaient procuré cette place. Il était vêtu d’un veston militaire d’été et d’un pantalon bleu. Veston et pantalon étaient tels que personne, sauf un richard, ne pouvait se les permettre ; de même pour le linge. Il avait aussi une montre anglaise ; ses bottes avaient des semelles extraordinaires, de l’épaisseur d'un doigt. Nikita Serpoukhovskoï avait dépensé une fortune de deux millions et devait encore cent vingt- mille roubles. Il reste toujours, de tels morceaux, un certain train de vie qui donne le crédit et la possibilité de vivre presque luxueusement encore une dizaine d’années. Et ces dix ans touchaient à leur terme, et Nikita commençait à devenir triste. Il commençait à boire, c’est-à-dire à s’enivrer de vin, ce qui, auparavant, ne lui arrivait pas, car à proprement parler 198 KHOLSTOMIÈR jamais il ne commença ni ne cessa de boire. On remarquait surtout sa déchéance dans l’inquiétjide du regard, dans la mollesse des intonations et des mouvements. Cette inquiétude frappait parce qu’elle était évidemment récente, parce qu’il était évident que, pendant toute sa vie, il n’avait craint rien et personne, et que maintenant, par de pénibles souffrances, il était arrivé à cette peur si incompatible avec sa nature. Les maîtres du logis remarquaient cela et se regardaient l’un l’autre en se comprenant; ils ajournaient seulement jusqu’au lit la discussion des détails à ce sujet, et supportaient le pauvre Nikita, même le flattaient. La vue du bonheur du jeune maître humiliait Nikita, lui rappelait son passé, perdu à jamais, et le lui faisait envier maladivement. — Quoi I Marie, le cigare ne vous gêne pas ? dit-il en s’adressant à la dame, de ce ton particulier, avec une politesse amicale mais pas trop respectueuse, qu’ont les gens du monde en parlant aux femmes entretenues, et qu’ils n’emploient pas avec les dames ; non qu’il voulût la blesser, au contraire, maintenant il voulait plutôt la flatter, elle et son amant, bien qu’il ne se le fût avoué pour rien au monde, mais il était habitué à parler ainsi avec ces femmes. Il savait qu’elle-même serait surprise et offensée s’il la traitait en dame. En outre il fallait KHOLSTOMIER 199 garder une distance respectueuse pour la femme légitime de son égal. Il était toujours très respectueux envers ces dames, non qu’il partageât ces convictions propagées dans les revues il ne lisait jamais ces bêtises, sur le respect envers chacun, sur la nullité du mariage, etc., mais parce que tous les hommes distingués agissent ainsi, et il était un homme distingué, bien que tombé. Il prit un cigare. Mais maladroitement le maître prit un paquet de cigares et dit — Non, tu verras comme ceux-ci sont bons, prends. Nikita écarta de la main les cigares et dans ses yeux l’offense et la honte brillèrent imperceptiblement. — Merci. — Il prit un porte-cigares. —Essaye les miens. La maîtresse était très délicate. Elle remarqua cela et se mit à causer hâtivement. —* J’aime beaucoup les cigares. Je fumerais moi- même si tous ne fumaient autour de moi. Et elle sourit de son sourire joli et bon. Il sourit en réponse, mais peu, car deux dents lui manquaient. *=- Non, prends ceux-ci, continua le maître qui avait peu de flair, les autres sont plus faibles. Fritz, BRINGEN SIE NOCH EESE KASTEN, DORT ZWEI 1, dit-il. 1 /Apportez encore deux boîtes de là-bas. 200 KHOLSTOMIER Le valet allemand apporta une autre boîte de cigares. — Lesquels aimes-tu? les longs, les forts? Ceux- ci sont très beaux, prends tout, continua-t-il. On voyait qu’il était content de se vanter de ses choses rares, et il ne remarquait rien. Serpou- khovskoï alluma et se hâta de continuer la conversation commencée. — Alors, combien t’a coûté Atlasnï? dit-il. — Cher, pas moins de cinq mille roubles ; mais au moins je suis garanti. Quelle progéniture ! — Courent-ils bien? — Très bien, son fils vient de remporter trois prix à Toula, à Moscou et à Pétersbourg. Il a couru avec Corbeau deVoïeikov. Cette canaille de jockey a gagné quatre tours, autrement nous restions derrière. — Il est un peu mou. Sais-tu ce que je te dirai il a beaucoup de hollandais. — Eh bien, et à quoi servent les juments, je te montrerai demain. Pour Dobrinïa j’ai payé trois mille roubles, pour Lascovaia deux mille. Et de nouveau le maître se mit à inventorier ses richesses. La maîtresse du logis remarquait combien c’était pénible pour Serpoukhovskoï et qu’il feignait d’écouter. — Prendrez-vous encore du thé? — demanda-t- elle. KHOLSTOMIER 201 — Je n’en prendrai plus, — dit le maître ; et il continua son récit. Elle se leva. Le maître la retint et l’embrassa. Serpoukhovkoï, en les regardant, se mit à sourire d’une façon peu naturelle. Mais quand le maître se leva et, en l’enlaçant, l’accompagna jusqu’à la porte, le visage de Nikita changea tout à coup il respira lourdement et sur son visage fané, le désespoir s’exprima soudain. Il y avait même de la colère. Le maître du logis se retourna, et, en souriant, s’assit en face de Nikita. Ils se turent. XII — Oui, tu disais que tu l’as acheté chez Voieikov, — commença Serpoukhovskoï feignant la négligence. — Oui, je lui ai acheté Atlasnï. Je voulais acheter des juments chez Doubovitzkï, mais il ne restait que des — Il est fichu — dit Serpoukhovskoï, et, s’arrêtant soudain, il regarda autour de lui. Il se rappelait qu’il devait vingt mille roubles à ce même fichu», et que si l’on pouvait qualifier ainsi quelqu’un c’était évidemment lui ; et il rit. De nouveau tous deux se turent assezlongtemps ; le maître cherchait par quoi se vanter devant son hôte. Serpoukhovskoï cherchait par quoi démontrer qu’il ne se jugeait pas fichu. Mais chez tous deux les pensées marchaient mal, bien qu’ils s’efforçassent de les stimuler par des cigares. — Quand faut-il bo'ire? » — pensait Serpou- KIIOLSTOMIER 203 khovskoï* — Il faut absolument boire, aütre- mentil y a de quoi mourir d’ennui », pensait le maître. — Eh bien ! Tu es ici pour longtemps ? — demanda Serpoukhovskoï. — Oui, encoreunmois. Quoi, allons-nous souper? Hein ? Fritz, est-ce prêt ? Ils passèrent dans la salle à manger. Dans la salle à manger les choses les plus extraordinaires étaient dressées sur la table éclairée. Il y avait des siphons, des petites poupées Surmontant les bouchons, des vins rares dans les carafes, des hors-d’œuvre extraordinaires, de l’eau-de-vie. Ils burent. Ils mangèrent. Ils burent et mangèrent encore et la conversation commença. Serpoukhovskoï devenait rouge et commençait à parler sans timidité. Ils causèrent des femmes. Qui avait telle et telle une tzigane, une danseuse, une Française? — Alors tu as quitté la Matthieu ? demanda le maître. C’était la femme qui avait ruiné Serpoukhovskoï. — Ce n’est pas moi, c’est elle qui m’a quitté. Ah, mon cher ! quand on se rappelle ce qu’on a dépensé dans sa vie 1 Maintenant je suis heureux quand par hasard j’ai mille roubles. Vraiment je serai heureux quand je vous quitterai tous. A Moscou je ne puis pas... Bah 1 que dire ! Lemaître était ennuyé d’écouter Serpoukhovskoï. 204 KHOLSTOMIER Il voulaitparler de soi, se vanter, et Serpoukhovskoï voulait aussi parler de soi, de son passé brillant. Le maître lui versa du vin en attendant qu’il eût fini pour raconter ses propres affaires pour parler de son haras, installé comme on n’avait jamais vu, pour dire que sa maîtresse l’aimait non pour l’argent, mais par le cœur. — J’ai voulu te dire qu’à mon haras, — commença-t-il... mais Serpoukhovskoï l’interrompit. — Je puis dire qu’il y avait un temps où j’aimais et savais vivre. Tu parles de courses. Eh bien, dis lequel de tes chevaux est le plus vif? Le maître, content de l’occasion de parler de son haras, commença. Mais Serpoukhovskoï l’interrompit de nouveau. — Oui, oui, chez vous, propriétaires de haras, il n’y a que l’ambition, ce n’est pas pour le plaisir, pour la vie... Chez moi ce n’était pas cela... Ainsi je t’ai dit aujourd’hui que j’avais un cheval pie, taché comme celui que montait ton palefrenier. C’étaiCun cheval! Tu ne peux le savoir, c’était en 1842. Je venais d’arriver à Moscou, je me rendis chez le maquignon et vis ce hongre pie. lime plut. Combien? Mille roubles. Il me plaisait, je le pris et je me mis à sortir avec lui. Ni toi ni moi n’avons eu et n’aurons un pareil cheval; je n’ai pas connu de cheval meilleur ni par l’allure, ni par la force, ni par la beauté. Tu étais alors un gamin, tu n’as pu le connaître, mais je pense que tu en KHOLSTOMIER 205 as entendu parler. Tout Moscou le connaissait. — Oui, j’en ai entendu parler, dit nonchalamment le maître ; mais je voulais te parler des miens... — Alors tu en as entendu parler. Je l’avais acheté, au hasard sans connaître l’origine, sans certificat. C’est seulement après que je l’ai apprise moi et Voieikov avons trouvé c’était le fils de Lubiesné 1 er , Kholstomier — mesure de toile. — Au haras de Khrienovo on l’avait donné au palefrenier parce qu’il était pie et l’autre l’a châtré et vendu au maquignon. Il n’y a plus de pareils chevaux mon ami. Et il cita une chanson tzigane Ah, c'était le bon temps ! Ah, la jeunesse ! » — Il commençait à être ivre. C’était le beau temps! J’avais vingt-cinq ans, quatre-vingt mille roubles de rente, pas un seul cheveu gris, des dents comme des perles... Quoiqu’on entreprenne tout réussit»' et tout est fini ! — 11 n’y avait pas alors cette vivacité, dit le maître en profitant de l’arrêt. Je te dirai que mes chevaux sont les premiers qui aient marché sans... — Tes chevaux ! Mais alors on était plus vif... — Comment plus vif? — Plus vif. Je me rappelle comme si c’était aujourd’hui, qu’une fois je suis parti aux courses, à Moscou, avec lui. Je n’avais pas de chevaux là- bas. Je n’aimais pas les chevaux de courses; j’avais des chevaux de race Général Cholet, Mahomet, le 206 KHOLSTOMIER cheval pie était pour l’attelage. Mon cocher était un bravegarçon; je l’aimais. Il estdevenu ivrogne fieffé. J’arrive — Serpoukovsko, dit-on, quand donc auras-tu des chevaux de courses ? Mais que le diable emporte vos rosses. J’ai un cheval pie pour l’attelage, qui dépassera tous les vôtres. - Il ne les dépassera pas. — Je parie mille roubles. — Ça va. — Les chevaux courent. Il a dépassé de o" ; j’ai gagné les mille roubles. Mais la belle affaire ! Moi avec mes chevaux attelés à la troïka, je fis cent verstes en trois heures. Tout Moscou lésait. Et Serpoukhovskoï se mit à mentir si bien et sans cesse que le maître ne pouvait placer un seul mot, et, l’air navré, il restait assis en face de lui. Seulement pour se distraire, il emplissait de vin son verre et celui de son hôte. L'aube pointait déjà et ils étaient toujours assis. Le maître était horriblement ennuyé. Il se leva. — Dormir, c’est bien. Allons, dit Serpoukhovskoï. Use leva en chancelant et, tout essoufflé, se rendit dans la chambre mise à sa disposition. Lejeune homme était couchéavec sa maîtresse. — Non, il est assommant. Il s’enivre et il ment sans cesse. — Et il me fait la cour. — J’ai peur qu’il ne me demande de l’argent. Serpoukhovskoï était allongé sur son lit tout habillé , il était essoufflé. KUOLSTOMIER 207 Il me semble que j’ai beaucoup menti. Bah ! qu’importe ! Son vin est bon, mais lui est un grand cochon. Il y a quelque chose d’un marchand en lui. Et moi aussi je suis un grand cochon », se dit-il, et il éclata de rire. Tantôt j’ai entretenu autrui, tantôt autrui m’entretient. Oui, madame, Yineler m’entretient, je lui emprunte de l’argent. C’est ça. Cependant il faut se déshabiller. C’est difficile d’ôter ses bottes. » — Eh ! Eh ! cria-t-il. » Mais le valet mis à son service, depuis longtemps, était allé dormir. Il s’assit, ôta à grandpeine son veston, son gilet et son pantalon ; mais de longtemps il ne put retirer ses bottes, son gros ventre l’en empêchait. Avec beaucoup d’efforts il en tira une ; avec l’autre il lutta, lutta, essoufflé de fatigue. Enfin, un pied encore chaussé, il se mit au lit. Toute la chambre était remplie de son ronflement, de l’odeur de tabac, de vin et de vieillesse malpropre. Si Kholstomier se rappelait encore quelque chose cette nuit, Vaska l’en avait distrait. Il jeta une couverture sur lui et galopa. Jusqu’au matin il le tint près de la porte d’un bouchon, à coté d’un cheval de paysan. Ils se léchèrent ; le matin, il revint au troupeau et se frottait sans cesse. Quelque chose gratte, et me fait mal, * pensa- t-il. Cinq jours se passèrent. On appela le vétérinaire. Celui-ci prononça d’un air joyeux — C’est la gale, permettez-moi de le vendre aux tziganes. — Pourquoi ? Il n’y a qu’à le tuer, il faut en finir aujourd’hui même. La matinée était calme et, claire. Le troupeau partit au champ. Kholstomier resta. Un étrange KHOLSTOMIER 209 homme noir, maigre, sale, en tablier noir maculé, se présenta. C’était l’équarrisseur. Il prit sans le regarder la bride de Kholsto- mier et l’emmena. Kholstomier suivait docilement sans le regarder, comme toujours en traînant les pattes et accrochant de la paille derrière soi. En sortant de la cour, il se traîna vers le puits, mais l’équarrisseur tira et dit C’est pas la peine». L’équarrisseur et Vaska qui suivait derrière, arrivèrent dans un creux, derrière un hangar de briques, et comme s’il y avait quelque chose de particulier à cet endroit très ordinaire, ils s’arrêtèrent. L'équarrisseur passa les guides à Yaska, * —t— ota son cafetan, retroussa ses manches, de la tige de sa botte tira un couteau, et se mit à Faiguiser. Le hongre se traîna pour attraper la bride ; par ennui, il voulait la mâcher, mais elle était trop loin. Il soupira et ferma les yeux. Sa lèvre pendante découvrait des dents jaunes, rongées; il commençait à s’endormir au bruit de l’aiguisage du couteau. Seule sa jambe enflée, écartée, tremblait. Tout à coup, il sentit qu’on lui levait la tète. Il ouvrit les yeux. Deux chiens étaient devant lui l’un flairait dans la direction de l’équarrisseur, l’autre était assis et regardait le hongre comme s’il attendait quelque chose de lui. Le hongre le regarda et commença à se frotter à la main qui le tenait. Tolstoï. — m. — Les Kholstomier. 14 210 IvHOLSTOMIER — On veut sans doute me soigner, — pensa-t- il. — Soit. » Et en effet, il sentit qu’on lui faisait quelque chose à la gorge. Il sentit une douleur, il tressaillit, fît un mouvement de la patte, mais se retint et attendit ce qui allait se passer... Bientôt, quelque chose lui coulait à grand jet sous le sur le poitrail. Il soupira et se sentit mieux, beaucoup mieux. C’était l’allégement du fardeau de la vie! Il ferma les yeux, baissa la tête ; personne ne le tenait ; ensuite ses jambes et tout son corps chancelèrent. Il était moins effrayé qu’étonné... Tout était si nouveau... Il s’étonna, s’élança en avant, se dressa, mais au lieu de cela, ses pattes fléchissaient, il commençait à pencher d’un côté, et, voulant faire un pas, il tomba sur le flanc gauche. L’équarrisseur attendit jusqu’à la fin des convulsions; il chassa les chiens qui s’approchaient plus près, ensuite il prit les pattes, tourna le hongre sur le dos, et, ordonnant à Vaska de tenir la jambe, se mit à le dépecer. — C’était un cheval ! dit Vaska. — S’il avait été plus gras, ça ferait une belle peau, — dit l’équarrisseur. Le soir, le troupeau descendit la colline et ceux qui passaient à gauche voyaient en bas quelque chose de rouge autour de quoi tournaient des KHOLSTOMIER 211 chiens et voletaient des corbeaux et des milans. Un chien, les pattes appuyées sur les chairs, secouait la tête en arrachant, avec des craquements, ce qu’il attrapait. La jument brune s’arrêta, tendit la tête et le cou et soupira longuement. On eut peine à la chasser. A l’aube, dans le ravin delà vieille forêt, dans le bois touffu, de jeunes loups hurlaient joyeusement. Il y en avait cinq. Quatre presque de la même grandeur et un petit avec la tête plus grande que le corps. Une louve maigre, pelée, traînant son ventre plein et ses mamelles, la tête pendante, sortit du buisson et s’assit en face des petits loups. Ils s’installèrent en demi-cercle en face d’elle. Elle s’approcha du plus petit, et, s’appuyant contre un tronc, la gueule baissée, par quelques mouvements convulsifs, en ouvrant sa gueule garnie de dents, elle fît des efforts et cracha un gros morceau de viande de cheval; le plus grand s’avança vers elle, mais elle fit un mouvement de menace et laissa tout au plus petit. Le petit gronda avec colère, attrapa la viande et se mit à la dévorer. La louve vomit de la même façon la part du deuxième, du troisième, de tous les cinq, puis elle se coucha en face d’eux et se reposa. Une semaine plus tard, près du [hangar de briques, il ne restait plus qu’un grand crâne et des côtes. Le reste avait été emporté... En été un 212 KHOLSTOMIER paysan ramassa les côtes et le crâne, les emporta et les utilisa. Le cadavre de Serpoukhovskoï qui vécut dans le monde, qui mangea et but, fut mis en terre, beaucoup plus tard. Ni sa peau, ni ses os, ni sa chair n’étaient bons à rien. Et puisque, pendant vingt ans, ce corps était un ' grand fardeau pour tout le monde, alors l’enfouissement de ce corps dans la terre était une besogne superflue pour les hommes. Il n'était nécessaire à personne et depuis longtemps était une charge pour tous. Mais quand même, les morts vivants qui ensevelissent les vrais morts avaient trouvé nécessaire de vêtir d’un bel uniforme et de mettre des bottes à ce corps gonflé, pourri, de le placer dans un beau cercueil avec des glands neufs aux quatre coins, puis de l’enfermer dans un autre cercueil de plomb, de l’emmener à Moscou; là, de découvrir d’anciens os humains, etprécisément là, de cacher sous la terre ce corps pourri, plein de vers, en uniforme neuf et bottes cirées. LES DËCEMBRISTES FRAGMENTS D’UN ROMAN PROJETÉ 1 863 - 1878 - aat - LES DÉCEMBRISTES PREMIER FRAGMENT I C’était récemment, sous le règne d’Alexandre II, à notre époque de civilisation, de progrès, de questions , de la renaissance de la Russie, etc., etc. Alors que l’armée russe glorieuse revenait de Sébastopol rendu à l’ennemi, que toute la Russie triomphait pour la destruction de la flotte de la Mer Noire, et que Moscou aux pierres blanches recevait et félicitait pour cet heureux événement le reste de l’équipage de cette flotte, lui donnait une grande coupe russe d’eau-de-vie et, selon la bonne coutume russe, le pain et le sel, et le saluait bas ; au temps où la Russie, dans la personne des politiciens novices et perspicaces, pieu- 216 LES DÉCEMBRISTES rait l’anéantissement du rêve de chanter le Te Deum dans la cathédrale de Sainte-Sophie et la perte très sensible pour la patrie de deux grands hommes morts à la guerre l’un, entraîné par le désir de servir le plus vite possible la messe dans la cathédrale sus-nommée, était tombé dans le champ de Yalachie, et en outre y avait laissé deux escadrons de hussards ; l’autre, un homme inap- précié, distribuait aux blessés du thé, l’argent des autres et du drap, et ne volait ni l’un ni l’autre; au temps où, de tous côtés, dans toutes les branches de l’activité humaine, en Russie, paraissaient comme des champignons des grands hommes, des capitaines, des administrateurs, des économistes, des écrivains, des orateurs et des grands hommes de toutes conditions sans aucun but ni vocation ; alors qu’au jubilé d’un acteur de Moscou se manifestait l’opinion publique, excitée par des toasts, qui commençait à châtier tous les criminels ; que les terribles commissions partaient de Pétersbourg au sud, pour arrêter, dénoncer et châtier des malfaiteurs, des intendants; alors que, dans toutes les villes, on donnait aux héros de Sébastopol des dîners avec des discours, et des instruments de musique à ces mêmes hommes aux jambes et bras arrachés, dès qu’on les rencontrait sur le pont etsur les routes ; alors que les talents oratoires se développaient si rapidement dans le peuple qu’un cabaretier, partout et à chaque occasion, LES DÉCEMBRISTES 217 écrivait, insérait et récitait par cœur, aux dîners, des discours si forts que les gardiens de l’ordre devaient, en général, prendre des mesures répressives contre l’éloquence du cabaretier; dans le temps où, même au club anglais, on avait réservé une chambre spéciale pour discuter des affaires publiques; où paraissaient des revues sous les drapeaux les plus divers des revues qui propageaient les principes européens sur le terrain européen, mais avec la conception russe du monde, et des revues qui développaient les principes russes sur le terrain russe mais avec la conception européenne du monde; où paraissaient tout à coup tant de revues que tous les titres semblaient épuisés Messager », La Parole », Causeries », L’Observateur », L’Étoile », L’Aigle », etc., et que, malgré cela, de nouveaux noms paraissaient encore et encore ; où surgissaient des pléiades de penseurs qui prouvaient que la science peut être populaire et ne pas l’être, et d’autres, qu’il y a une science non populaire, etc., et une pléiade de littérateurs qui dépeignaient des bosquets et des levers de soleil, l’orage et l’amour d’une fille russe, la paresse d’un fonctionnaire et la mauvaise conduite de plusieurs autres ; où de tous côtés surgissaient des questions ainsi appelait-on en 1856 tous ces chocs de circonstances dont personne ne pouvait comprendre le sens, les questions du Corps des Cadets, des Uni- 218 LES DÉCEMBRISTES versités, de la censure, des tribunaux, des finances, des banques, des polices, de l’émancipation, et plusieurs autres tous essayaient de trouver des questions nouvelles, tous essayaient de les résoudre. On écrivait, on lisait, on causait, on faisait des projets, on voulait tout corriger, tout détruire, tout remplacer et tous les Russes, comme un seul homme, étaient dans l’enchantement, état qui se trouva répété deux fois en Russie au dix- neuvième siècle la première fois en 1812 quand nous eûmes battu Napoléon I er , et la seconde fois en 1856, quand nous fûmes battus par Napoléon III. Le grand, l’inoubliable la renaissance du peuple russe! Comme ce Français qui disait que celui qui n’a pas vu la grande révolution, n’a pas vécu, moi aussi j’ose dire que celui qui n’a pas vécu, en Russie, en 56, ne sait pas ce que c’est que la vie. Celui qui écrit ces lignes non seulement vécut alors, mais il fut l’un des acteurs de cette époque ; non seulement il est resté plusieurs semaines dans l’un des blindages de Sébastopol, mais il écrivit un récit de la guerre de Crimée, qui lui a valu une grande gloire, un récit où il décrivit clairement, en détails, comment des soldats tiraient des bastions, comment l’on bandait les blessures à l’ambulance, comment on ensevelissait aux cimetières. Après avoir accompli ces exploits, celui qui écrit ces lignes est allé au centre de l’État, dans une fabrique de cartouches, où il a semé les lau- LES DÉCEMBRISTES 219 riers de ses actes. U a vu l’enthousiasme des deux capitales et de tout le peuple et il a constaté, par expérience, comment la Russie sait récompenser le vrai mérite. Tous les grands de ce monde cherchaient à le connaître, à lui serrer les mains, lui offraient des dîners, l’invitaient constamment à venir chez eux, et, pour avoir de lui des détails sur la guerre, ils lui racontaient leurs impressions. C’est pourquoi celui qui écrit ces lignes peut apprécier ce temps mémorable. Mais il ne s’agit pas de cela. A cette même époque, un jour, deux voitures et un traîneau stationnaient près du perron du meilleur hôtel de Moscou. Un jeune homme entrait pour se renseigner au sujet des chambres. Un vieillard était assis dans la voiture avec deux dames et racontait ce qu’était le Pont des Maréchaux du temps des Français. C’était la suite d’une conversation commencée en entrant à Moscou. Et maintenant le vieux à barbe blanche, sa pelisse ouverte, continuait tranquillement sa narration dans la voiture comme s’il avait l’intention d’y passer la nuit. Sa femme et sa fille écoutaient, mais de temps en temps regardaient vers la porte non sans impatience. Le jeune homme sortit avec le portier et un garçon d’hôtel. — Eh bien, quoi, Serge? demanda la mère, en 220 LES DÉCEMBRISTES montrant à la lumière des lanternes son visage fatigué. Soit par habitude, soit pour que le portier ne le prît pas, à cause de sa pelisse courte, pour un valet, Serge répondit en français qu’il y avait des chambres, et ouvrit la portière. Le vieux regarda son fils et dit, de nouveau, du fond de la voiture, comme si le reste ne le touchait pas — Il n’y avait pas encore de théâtre !... — Pierre ! — prononça sa femme en soulevant son manteau; mais il continua — Madame Chalmet habitait rue Tverskaïa. Un rire sonore , jeune , éclata au fond de la voiture. — Papa, descends, tu te laisses entraîner par la conversation. Alors seulement, le vieux parut comprendre qu’ils étaient arrivés, et il regarda autour de lui. — Alors, descends. Il enfonça son chapeau et, docilement, descendit de voiture. Le portier le prit sous le bras, mais s’étant convaincu que le vieux marchait encore très bien, il offrit aussitôt ses services à la dame. Natalie Nikolaievna lui parut une personne très importante, à son manteau de zibeline et au temps qu’elle mit à sortir, à sa façon de s’appuyer lourdement sur son bras, à la fierté avec laquelle, sans se retourner, en s’appuyant sur le bras de son fils, elle allait vers le perron. La demoiselle, il ne LES DÉCEMBRISTES 221 la remarqua pas même parmi les bonnes qui descendaient de l’autre voiture. Comme les bonnes, elle portait des paquets, une jupe, et passait derrière. Il la reconnut seulement par le rire et parce qu’elle appela le vieux père. » — Par ici, papa, à droite, — dit-elle en l’arrêtant par la manche de son i ou loupe. Sur l’escalier, à travers le bruit des pas, des portes et delà respiration oppressée de la dame, éclata ce même rire, qu’on entendait dans la voiture, un rire tel qu’après l’avoir écouté, on devait se dire comme elle rit bien ; ça fait envie. Le fils Serge s’occupait de tous les détails matériels de la route, et il s’en occupait, bien que sans grand savoir, mais avec l’énergie et l’activité satisfaite, propres à ses vingt-cinq ans. Vingt fois au moins et, comme il semblait, sans cause grave, en simple pardessus, il courait en bas vers le traîneau, puis en haut, en tremblant de froid et enjambant deux ou trois marches à la fois avec ses jambes longues et jeunes. Natalie Nikolaievna le suppliait de ne pas se refroidir, mais il affirmait que ce n’était rien, et sans cesse, donnait des ordres, claquait les portes, marchait, et, quand il semblait n’y avoir affaire que pour les valets et les hommes de peine, il parcourait plusieurs fois toutes les chambres, sortait du salon par une porte, entrait par une autre en cherchant toujours ce qu’il y avait encore à faire. 222 LES DÉCEMBRISTES — Eh bien, papa, iras-tu au bain ? Dois-je me renseigner? — demanda-t-il. Le père était pensif et paraissait ne pas se rendre compte du lieu où il se trouvait. 11 ne répondit pas très vite. Il entendait les paroles mais ne les comprenait pas. Tout à coup, il comprit. — Oui, oui, renseigne-toi, s’il te plaît. C’est près du Pont de pierre. Le chef- de la famille, à pas pressés, ému, parcourut toutes les chambres et s’assit dans une chaise. — Eh bien ! maintenant, il faut décider ce qu’on fera, comment on s’arrangera, — dit-il. — Aidez, les enfants, vite, soyez courageux, traînez, arrangez, et demain, nous enverrons Serge avec un billet chez ma sœur Maria Ivanovna, chez les Nikitine, ou bien nous irons nous-mêmes ; n’est-ce pasNatacha? Et maintenant, installons-nous. — Demain, c’est dimanche; j’espère qu’avant tout, tu iras à la messe, Pierre, — dit sa femme, agenouillée devant un coffre qu’elle ouvrait. — C’est vrai, dimanche ! Absolument, nous irons tous à la cathédrale de l’Assomption. Notre retour commencera par cela. Mon Dieu ! quand je me rappelle le jour où pour la dernière fois, j’étais dans la cathédrale de l’Assomption. Tu te rappelles, Natalie? Mais il ne s’agit pas de cela. Et le chef de la famille se leva rapidement de la chaise où il venait de s’asseoir. LES DÉCEMBRISTES 223 — Maintenant, il faut mettre en ordre ; et sans rien faire, il marchait d’une chambre à l’autre. — Eh bien, nous prendrons du thé ? Ou peut- être es-tu fatiguée et veux-tu te reposer ? — Oui, oui, répondit la femme en tirant quelque chose du coffre. Mais tu voulais aller au bain. — Oui... De mon temps, les bains étaient près du Pont de pierre. Serge, va donc te renseigner s’il y a encore les bains près du Pont de pierre. Voilà, j’occuperai cette chambre avec Serge. Serge, tu te trouveras bien ici ? Mais Serge partit se renseigner sur les bains. — Non, ce n’est pas bien, — continua-t-il, — tu n’auras pas l’entrée directe sur le salon. Qu’en penses-tu, Natacha? — Calme-toi, Pierre, tout s’arrangera, — répondit-elle de l’autre chambre où elle faisait déposer les bagages. Mais Pierre se trouvait dans l'état de surexcitation produite par l’arrivée à destination. — Prends bien garde. Ne mets pas les affaires de Sérioja avec les autres. Ou avait jeté ses skiss au salon ; il les ramassa lui-même, et, avec un soin particulier, comme si tout l’ordre futur en dépendait, il les posa près de la porte et les y ajusta. Mais ils ne tenaient pas ; dès que Pierre s’éloigna ils tombèrent avec bruit. Natalie Niko- laievna fronça les sourcils et tressaillit ; mais apercevant la cause de ce bruit elle dit 224 LES DÉCEMBRISTES — Sonia, relève, mon amie. — Relève, mon amie, — répéta le mari, — et moi, j’irai chez le maître du logis, autrement, nous ne nous arrangerons pas. Il faut causer de tout avec lui. — Mieux vaut l’envoyer chercher, Pierre. Pourquoi te déranger ? Pierre y consentit. — Sonia, appelle-le. Comment? Cavalier, je crois. Dis que nous voulons lui parler. — Chevalier, papa ; — et Sonia se prépara à sortir. Natalie Nikolaievna qui donnait des ordres à voix basse et marchait à pas doux de chambre en chambre, tantôt avec une boite, tantôt avec une pipe ou un oreiller, et qui, sans faire de bruit, mettait tout à sa place, réussit à chuchoter à Sonia en passant près d’elle — N’y va pas toi-même, envoie le garçon ! Pendant que le garçon allait chercher le maître, Pierre employait son loisir, sous prétexte d’aider son épouse, à frotter un habit, et il se heurta contre une caisse vide. Le retint avec la main contre le mur et se retourna en souriant. Sa femme était si occupée qu’elle ne le remarqua pas. Mais Sonia le regardait avec des yeux si rieurs qu’elle semblait attendre la permission de rire. Ilia lui donna volontiers en éclatant lui-même LES DÉCEMBRISTES 225 d’un rire si jovial que toutes les personnes qui étaient dans les chambres, depuis sa femme jusqu’à la servante et un homme de peine éclatèrent de rire également. Ce rire excita encore plus le vieux. Il trouva que le divan, dans la chambre de sa femme et de sa fille, n’était pas bien installé» bien que toutes deux affirmassent le contraire en le priant de se calmer. Pendant qu’avec l’homme de peine il essayait de déloger le meuble, le propriétaire de l’hôtel, un Français, entra dans la chambre. — Vous m’avez demandé? — dit-il sévèrement; et, comme preuve de son dédain ou de son indifférence, il tira lentement un mouchoir, lentement le déplia, et lentement se moucha. — Oui, mon cher ami, — dit Piotr Ivanovitch en allant vers lui. — Voilà, voyez-vous, nous ne savons pas combien de temps nous passerons ici, moi et ma femme... — Et Piotr Ivanovitch, qui avait la faiblesse de voir en chaque homme son prochain, se mit à lui raconter les circonstances de sa vie et ses projets. M. Chevalier ne partageait pas cette opinion sur les gens et s’intéressait peu aux renseignements que lui fournissait Piotr Ivanovitch. Mais la belle langue française que parlait Piotr Ivanovitch comme on le sait, en Russie, la langue française estpresqu’un grade et ses manières aristocratiques haussaient un peu son opinion sur les nouveaux venus. Tolstoï. - vi — Les Décembristes. 15 226 LES DÉCEMBRISTES m — Que puis-je pour votre service ? — demanda- t-il. Cette question n’embarrassa pas Piotr Ivano- vitch. Il exprima le désir d’avoir des chambres, du thé, un samovar, le souper, le dîner, la nourriture pour ses domestiques, en un mot, toutes les choses pour lesquelles il existe précisément Et quand M. Chevalier, étonné de la candeur du vieux, qui se croyait sans doute dans le steppe de Troukhmensk ou qui supposait que tout cela lui serait donné gratuitement, déclara que c’était bien facile à avoir, Piotr Ivanovitch exulta d’enthousiasme. — Ah ! ^a, c’est bien ! Très bien ! Nous nous arrangerons ainsi. Eh bien, s'il vous plaît... Mais il eut honte de toujours parler de lui et se mit à interroger M. Chevalier sur sa famille et ses affaires. Quand Sergueï Petrovitch rentra dans la chambre, il ne parut pas approuver la conduite de son père ; il remarqua le mécontentement de l’hôtelier et parla du bain. Mais Piotr Ivanovitch s’intéressait à ce que pouvait donner en 1856 un hôtel à Moscou et aux passe-temps de madame Chevalier. Enfin le patron salua et demanda si l’on n’avait pas d’ordres à lui donner. — Nous prendrons du thé, Aatacha? Oui? Alors du thé, s’il vous plaît. Et nous causerons encore ensemble, mon cher monsieur. Quel brave homme ! — Et le bain, papa? LES DÉCEMBRISTES m — Ah, oui, alors il ne faut pas de thé. Ainsi disparaissait le seul résultat que la conversation avec le nouvel hôte avait eu pour le maître. Mais, en revanche, Piotr Ivanovitch était maintenant fier et heureux de son installation. Les cochers, venus pour le pourboire, le dérangèrent parce que Serge n’avait pas de petite monnaie, et Piotr Ivanovitch voulait de nouveau faire appeler le patron. Mais l’idée qu’il ne devait pas être le seul heureux ce soir, le tira d’embarras. 11 prit deux billets de trois roubles, et, en en glissant un dans la main d’un des postillons Voilà pour vous », dit-il. Piotr Ivanovitch avait l’habitude de dire vous à tous sans exception, sauf aux membres de sa famille. Et voilà pour vous », dit-il en glissant furtivement l’autre billet dans la main de l'autre cocher, comme on fait en payant un docteur pour sa visite. Quand toutes ses affaires furent arrangées, on l’emmena au bain. Sonia était assise sur un divan, la tête appuyée sur sa main. Elle se mit à rire — Ah ! on est bien, maman ! Ah 1 comme on est bien l Puis elle allongea ses jambes sur le divan, s’installa bien et s’endormit du sommeil doux et profond d’une robuste fille de dix-huit ans, après un mois et demi de voyage. Natalie Nikholaievna, qui rangeait encore sa chambre à coucher, remarqua, de son oreille de 228 LES DÉCEMBRISTES mère, que Sonia ne remuait pas, et elle vint la regarder. Elle prit un oreiller, de sa longue main blanche, souleva la tête rouge et ébouriffée de la jeune fille et l’y appuya, Sonia respira profondément, fit un mouvement des épaules et posa sa tête sur l’oreiller sans dire merci, comme si cela s’était fait tout seul. — Pas de ce côté, pas de ce côté, Gavrilovna! Katiaf — fît Natalia Nikolaievna aux bonnes qui préparaient le lit ; et, comme en passant, elle répara les cheveux ébouriffés de sa fille. Sans s’arrêter et sans se hâter, Natalia Nikolaievna rangeait les objets, et, au retour de son mari et de son fils, tout était prêt. Il n’y avait plus de coffres dans les chambres ; dans la chambre à coucher de Pierre tout était comme pendant des dizaines d’années à Irkoutsk robe de chambre, pipes, tabatière, l’eau sucrée, l’Évangile qu’il lisait le soir. Même, la petite icône était accrochée près du lit, sur la tapisserie luxueuse des chambres de Chevalier qui n’employait pas cet ornement. Mais ce soir-là, il apparut dans toutes les chambres du troisième appartement de l’hôtel. Natalia Nikolaievna songea alors à elle-même elle rectifia son col et ses manchettes, propres malgré le voyage, se peigna, puis s’assit devant la table. Ses beaux yeux noirs étaient fixés quelque part, loin; elle regardait et se reposait. Elle semblait se reposer non seulement de l’installation, LES DÉCEMBRISTES 229 non seulement du voyage, non seulement des dures et longues années, mais de toute la vie, et ce lointain qu’elle'regardait et où se présentaient à elle des visages vivants, aimés, était ce repos qu’elle désirait. Était-ce l’acte d’amour accompli pour son mari, son amourpour les enfants quand ils étaient petits, était-ce dû à une perte grave ou à la particularité de son caractère, mais chacun en voyant cette femme devait comprendre qu’il n’y avait plus rien à attendre d’elle, que depuis longtemps elle avait tout donné à la vie et qu’il ne lui restait plus rien. Il restait en elle quelque chose de beau, triste, digne de respect, comme un souvenir, comme un clair de lune. On ne pouvait se la représenter autrement qu’entourée du respect et de tout le confort de la vie. Il ne pouvait lui arriver d’avoir faim et de manger gloutonnement, d’avoir du linge sale, de tomber, d’oublier de se moucher. Avec elle, c’était matériellement impossible. Pourquoi? Je ne sais, mais chacun de ses mouvements était, pour qui les pouvait voir, plein de majesté, de grâce, de charme... Sie pflegen and weben Himmlische Rosen ins irdische Leben 1 . Elle connaissait ces vers et les aimait; mais ils 1 Elles soignent et tissent, pour la vie terrestre, des roses belles comme celles des cieux. Schiller. 230 LES DÉCEKBRÎSTES ne guidaient pas sa vie. Toute sa nature était l’expression de cette idée, toute sa vie était en l’apport inconscient de roses invisibles dans la vie de tous ceux qu’elle rencontrait. Elle avait suivi son mari en Sibérie uniquement parce qu’elle l’aimait. Elle ne pensait pas à ce qu’elle pouvait faire pour lui et, sans y penser, elle faisait tout. Elle lui faisait son lit, arrangeait ses affaires, lui préparait le dîner et le thé, et surtout, elle était toujours avec lui et aucune femme ne pouvait donner à son mari plus de bonheur. Le samovar était sur la table ronde du salon. Na- taliaNikolaievna était assise devant. Sonia fronçait les sourcils et souriait sous la main de sa mère qui la chatouillait, quand le père et le fils entrèrent dans la chambre avec le bout des doigts plissés, les joues et le front luisants surtout le crâne blanc du père, les cheveux blancs et noirs soyeux. — Il fait plus clair depuis que vous êtes entrés, dit Natalia Nikolaievna. — Mes aïeux ! Comme tu es blanc! —Elle disait cela chaque samedi, depuis des dizaines d’années, et chaque samedi ces mots faisaient éprouver à Pierre de la gêne et du plaisir. Ils s’assirent autour de la table et ce fut l’odeur du thé et de la pipe, les voix des enfants, des parents, des domestiques qui, dans la même chambre, recevaient leur tasse. On se rappelait les incidents drôles arrivés en route, on admirait la coiffure de Sonia, on riait. LES DÉCEMBRISTES 231 Géographiquement ils étaient transportés à cinq mille ventes, dans un milieu tout différent, étranger, mais moralement, ce soir, ils étaient encore chez eux, tels que les avait façonnés une vie de famille particulière, longtemps isolée. Demain ce sera déjà autrement. Piotr Ivanovitch s’assit près du samovar et alluma sa pipe. Il n’était pas gai. — Eh bien, nous sommes arrivés, — dit-il, — et je suis heureux de ne voir personne ce soir, la dernière soirée que nous passerons encore en famille. Après ces paroles il avala une grande gorgée de thé. — Pourquoi la dernière, Pierre? — Pourquoi ? parce que les aiglons ont appris à voler. Ils doivent faire leur nid eux-mêmes, et, d’ici, ils s’envoleront chacun de leur côté... — Quel enfantillage, — dit Sonia en lui prenant son verre et souriant de son sourire coutumier. — Le vieux nid est superbe. — Le vieux nid est un triste nid. Le vieux n’a pas pu le construire ; il est tombé en cage. C’est dans la cage qu’il a eu ses petits et on l’a laissé partir seulement quand ses ailes le portaient mal. Non, les aiglons doivent se faire un nid plus haut, meilleur, plus près du soleil. Ils ont des enfants pour que l’exemple leur serve. Et le vieux, tant qu’il ne sera pas aveugle, regardera et quand il le deviendra, il écoutera... Verse du rhum ; encore, encore, assez. 232 LES DÉCEMBRISTES — Nous verrons lesquels abandonneront les autres, — répondit Sonia en jetant un regard rapide sur sa mère, comme si elle avait honte de parler devant elle. — Nous verrons qui abandonnera les autres. Je ne le crains ni pour moi ni pour Sérioja ! Serge marchait dans la chambre et se demandait comment faire pour le costume qu’il devait se commander le lendemain aller chez le tailleur ou le faire venir? La conversation de Sonia avec son père ne l’intéressait pas ! Sonia rit. — Qu’as-tu ? Quoi? — demanda le père. — Tu es plus jeune que nous, papa. Oui, beaucoup plus jeune. — Elle rit de nouveau. — Comment ! — fit le vieux ; et ses rides sévères se plissaient dans un sourire tendre et à la fois dédaigneux. Natalia Nikolaïevna se pencha d’un côté du samovar qui l’empêchait de voir son mari. — Sonia a raison. Tu as toujours seize ans, Pierre. Sérioja est plus jeune de sentiments, mais dans l’âme tu es plus jeune que lui. Je peux prévoir ce qu’il fera, mais toi, tu peux encore m’étonner. Le vieux acquiesçait-il à cette remarque, en était-il flatté, mais il ne savait que répondre, et, en silence, il fuma, but du thé. Ses yeux seuls brillaient. Sérioja, avec l’égoïsme habituel de la jeunesse, s'intéressa à la conversation au moment où LES DÉCEMBRISTES 233 il était en jeu ; il affirma être en effet plus vieux, et que l’arrivée à Moscou et la nouvelle vie qui s’ouvrait devant lui ne le réjouissaient nullement, qu’il réfléchissait tranquillement et prévoyait l’avenir. — Quand même c’est la dernière soirée — répéta Piotr Ivanovitch, — demain ce ne sera plus pareil. Il se versa encore du rhum et longtemps encore resta assis devant la table à thé, avec l’air de vouloir dire beaucoup, mais de manquer d’auditeurs. Il approcha le rhum, mais sa fille, en cachette, emporta la bouteille. II Quand M. Chevalier, qui était monté pour installer ses hôtes, rentra chez lui, il communiqua ses réflexions sur les nouveaux venus à la compagne de sa vie, qui, en dentelles et en soie, était assise, à la mode parisienne, devant le bureau ; quelques assidus de l’établissement étaient dans la même pièce. Serge, étant en bas, avait remarqué cette chambre et ses hôtes. Vous aussi l’avez sans doute remarquée si vous êtes allé à Moscou. Si vous êtes un homme modeste ne connaissant pas Moscou, si vous êtes en retard pour dîner, si vous étant trompé dans vos calculs sur les hospitaliers Moscovites, vous pensiez être invité à dîner et ne l’avez pas été, ou tout simplement si vous voulez dîner dans le meilleur hôtel, vous entrez dans le vestibule. Trois ou quatre valets s’élancent. L’un d’eux vous ôte votre pelisse et vous félicite pour la nouvelle année, pour le carnaval LES DÉCEMBRISTES 235 ou pour l’arrivée, ou tout simplement remarque qu’on ne vous a pas vu depuis longtemps, bien que vous n’ayez jamais été dans cet établissement. Vous entrez, et la première chose qui vous saute aux yeux, c’est la table garnie, comme il vous semble, d’une quantité innombrable de plats appétissants. Mais ce n’est qu’une illusion d’optique, car la plus grande place est occupée par les faisans emplumés, des langoustes vivantes, de -petites boîtes de parfums et de pommades, des fioles, des cosmétiques, des bonbons. Seulement, au bord de la table, après avoir bien cherché, vous trouvez de l’eau-de-vie, un morceau de pain beurré, avec des petits poissons, sous un garde-mouches tout à fait inutile à Moscou au mois de décembre, mais tout à fait semblable à ceux qu’on emploie à Paris. Plus loin, en face de la table, vous voyez une chambre, là un bureau devant lequel est assise une Française au visage répugnant mais avec des manchettes immaculées et une jolie robe à la mode. Près de la Française vous verrez un officier en uniforme déboutonné qui boit de l’eau-de-vie, un civil qui lit le journal et des jambes quelconques, militaires ou civiles, qui se reposent sur la chaise de velours, et vous entendrez une conversation française et de grands éclats de rire plus ou moins naturels. Si vous désirez savoir ce qui se fait dans 236 LES DÉCEMBRISTES cette chambre je tous conseille de n’y pas entrer, mais d'y jeter un regard dérobé, en faisant semblant de prendre une tartine. Autrement vous seriez bien gêné du silence interrogateur et des regards que fixeraient sur vous les habitués qui sont dans la chambre, et sans doute que, par gêne, vous iriez bien vite à une des tables de la grande salle ou dans le jardin d’hiver. Personne ne vous empêcherait de faire cela ; les tables sont pour tout le monde, et là-bas, dans la solitude, vous pourriez appeler le garçon et commander autant de truffes qu’il vous plairait. La salle où estla Française existe pour la jeunesse dorée de Moscou privilégiée, et il n’est pas si facile qu’il vous semble d’être des élus. En entrant dans cette chambre, M. Chevalier apprit à sa femme que le monsieur de la Sibérie était très ennuyeux, que son fils et sa fille étaient de braves jeunes gens, tels qu’on peut seulement les élever en Sibérie. — Si vous voyiez la fille, quelle rose ! — Oh! il aime les petites filles fraîches, ce vieux, — dit un des hôtes qui fumait le cigare. Naturellement la conversation était en français, mais je la transcris en russe, ce que je ferai toujours au cours de cette histoire. — Oui, je les aime beaucoup ! — répondit M. Chevalier. — Les femmes, c’est ma passion. Vous ne le croyez pas? LES DÉCEMBRISTES 237 — Vous entendez, madame Chevalier, — s’écria un gros officier de Cosaques, débiteur de l’établissement, et qui aimait à causer avec le patron. — Oui, voilà, il partage mon goût, — dit Chevalier en tapant sur l’épaule du gros officier. — Est-elle vraiment belle, cette Sibérienne ? Chevalier réunit le bout de ses doigts etlesbaisa. Puis entre les hôtes, la conversation prit un tour confidentiel et très gai. 11 s’agissait du gros. Il écoutait en souriant ce qu’on disait de lui. — Peut-on avoir un goût aussi pervers ! — s’écria quelqu’un en riant. — Mademoiselle Clarisse!! Vous savez que chez les femmes, Strou- zov préfère les cuisses. Bien quelle ne comprît pas le sel de cette réflexion, mademoiselle Clarisse, au bureau, éclata de rire autant que le lui permettaient ses mauvaises dents et son âge respectable. — Est-ce la demoiselle de Sibérie qui lui inspire ce goût ? — Et tous de rire encore plus. M. Chevalier lui-même pouffait de rire. 11 ajouta — Ce vieux coquin ; et il tapa sur la tète et sur l’épaule de l’officier de Cosaques. — Mais qui sont ces Sibériens? Des industriels ou des marchands? — demanda l’un des messieurs quand le rire s’interrompit. — Nikita! demandez le passeport du monsieur qui vient d’arriver, — dit M. Chevalier. Nous, l’empereur Alexandre... » se mit à lire 238 LES DÉCEMBRISTES M. Chevalier quand on lui apporta le passeport. Mais l’officier de Cosaques lui arracha le papier et son visage exprima soudain de l’étonnement. — Eh bien! devinez qui c’est? Vous tous le connaissez au moins de nom. — Mais comment peut-on deviner ? montre. Eh bien ! Abd-el-Kader ! Ah ! ali ! ah ! Cagliostro !... Pierre III ! Ah ! ali ! ah ! — Eh bien, lis donc. L’officier de Cosaques déplia le papier et lut Ex-prince Piotr Ivanovitch... » et il lut un de ces noms russes que chacun connaît et prononce avec un certain respect mêlé de plaisir, quand on parle delà personne qui porte ce nom comme d’une personne proche ou connue. Nous l’appellerons Labazov. L’officier de Cosaques se rappelait vaguement que ce Pierre Labazov avait été célèbre par quelque chose en 23, qu’il avait été condamné aux travaux forcés. Mais, par quoi était-il célèbre, ilne le savait pas bien. Parmi les autres, personne ne le savait, et ils répondirent — Ah, oui, il est connu ! » comme ils auraient dit Comment donc, connu, oui, connu ! » de Shakespeare, auteur de Y Enéide. Mais ils étaient mieux renseignés parce que le gros leur expliqua que c’était le frère du prince Ivan, l’oncle des Tchikine, de la comtesse Prouk; en un mot qu’il était connu..» — Il est probablement très riche s’il est le frère du prince Ivan, et si on lui a rendu sa fortune, — LES DÉCEMBRISTES 239 remarqua l’un des jeunes. — On l’a rendue à quelques-uns. — Combien de ces déportés sont déjà de retour ? remarqua un autre. —11 semble vraiment qu’il en est plus retourné que parti. Jikinskï, raconte-nous cette histoire du 18, demanda-t-il à l’officier du génie, qui avait la réputation d’un narrateur émérite. — Eh bien, raconte donc. — Tout d’abord, c’est un fait. Il s’est passé là, chez Chevalier, dans la grande salle. Trois décern- bristes viennent pour dîner. Ils s’asseoient près d’une table, mangent, boivent, causent. En face d’eux, s’asseoit un monsieur entre deux âges, à l’air respectable , et il écoute attentivement tout ce qu’ils disent de la Sibérie. Il demande quelque chose; un mot amène l’autre, il se met à causer ; il résulte qu’il vient aussi de la Sibérie. — Vous connaissez Nertchinsk? — Comment donc !... j’y ai vécu. — Vous connaissez Tatiana Ivanovna ? — Gomment ne pas le connaître! — Permettez-moi de vous demander si vous étiez aussi déporté? — Oui, j’ai eu ce malheur. Et vous? — Nous sommes tous déportés, pour le 14 décembre. C’est étrange que nous ne nous connaissions pas si vous êtes aussi du 14. Peut-on vous demander votre nom ? — Féodorov, '240 LES DÉCEMBRISTES — Vous êtes aussi du 14? — Non, du 18. — Comment du 18 ? — Du 18 septembre. Pour une montre d’or ; on m’a accusé de vol et j’ai souffert injustement. Tous éclatèrent de rire, sauf le narrateur qui, de l’air le plus sérieux, regardait ses auditeurs et jurait que c’était une histoire vraie. Aussitôt après le récit, un des hôtes de la jeunesse dorée se leva et partit au club. 11 traversa les salles pleines de tables de jeu, où des vieillards jouaient au whist, la salle d’enfer, où le célèbre Poutchine » commençait sa partie contre la compagnie. » Il s’arrêta quelque temps près de l’un des billards où un petit vieux important avait peine à faire sa bille. Il jeta un regard dans la bibliothèque là un général lisait lentement, à travers ses lunettes, un journal qu’il tenait loin ; et un jeune homme, invité , feuilletait toutes les revues en s'efforçant de ne pas faire de bruit. Le jeune muscadin s’assit sur un divan, dans la salle de billard, près des joueurs, qui appartenaient comme lui à la jeunesse dorée. C’était un jour de gala, et il y avait beaucoup de messieurs, qui fréquentaient toujours le club. Parmi eux, se trouvait Ivan Pavlovitch Pakhtine. C’était un homme de quarante ans, de taille moyenne, blanc, gros, de large carrure, la tète chauve, le visage luisant, heureux, bien rasé. Il ne jouait pas mais il LES DÉCEMBRISTES 241 était assis près du prince D. qu’il tutoyait. Il ne refusait pas le verre de champagne qu’on lui offrait. 11 s’était si bien installé après le dîner, — il avait, sans qu’on l’eût remarqué, élargi la ceinture de son pantalon, — qu’il semblait pouvoir rester ainsi tout un siècle, à fumer le cigare, boire du champagne, en sentant la présence très proche des princes, des comtes et des fils de ministres. La nouvelle de l’arrivée de Labazov rompit son calme. — Où vas-tu, Pakhtine ! — dit un fils du ministre qui remarqua, tout en jouant, que Pakhtine se levait, rajustait son gilet et, d’un seul trait, buvait son champagne. — Severnikov m’a demandé — dit Pakhtine en sentant quelque faiblesse dans les jambes. — Eh bien, quoi ! tu iras? Anastasie ! Anastasie ! ouvre les portes. C’était une chanson tzigane alors à la mode. — Peut-être, et toi ? — Moi je ne peux pas. Un vieillard marié ! — Va ! Pakhtine, en souriant, sortit dans la salle des glaces, chez Severnikov. Il aimait finir par une plaisanterie, et maintenant elle venait comme ça. — Eh bien, comment va la santé de la comtesse? demanda-t-il en s’approchant de Severnikov qui ne l’avait pas du tout demandé, mais qui, Tolstoï. — vr. — Les Décembristes . 16 242 LES DÈCËMBRISTES d’après des considérations propres à Pakhtine, avait le plus grand besoin de connaître l’arrivée de Labazov. Sevêrnikov avait été uripeu mêlé au 14décembre ; il était l’ami de tous les décembristes. La comtesse se portait mieux et Pakhtine s’en montrait très content. — Vous ne savez pas encore que Labazov est arrivé aujourd’hui? Il s’est arrêté chez Chevalier. — Que dites vous ! Nous sommes de vieux amis ! Comme je suis heureux ! Comme je suis heureux ! Je pense qu’il a vieilli, le pauvre! Sa femme aécrit à ma femme. Mais Severnikov ne dit pas ce qu’elle avait écrit, car ses partenaires, qui avaient déclaré le jeu sans atout, faisaient une faute. Tout en causant avec Ivan Pavlovitch, il leur jetait sans cesse des regards obliques. Et soudain, il se jetait vers la table et la frappait, pour prouver qu’il fallait jouer par sept. Ivan Pavlovitch se leva et, s’approchant d’une autre table, en passant, il glissa, dans la conversation, sa nouvelle à un monsieur respectable. Il se leva de nouveau et fit de même à la troisième table. Tous les messieurs respectables étaient enchantés du retour de Labazov, et quand Ivan Pavlovitch revint dans la salle de billard, lui qui d’abord ne savait pas s’il fallait se réjouir de retour de Labazov, n’employait déjà plus son exorde Sur le bal, sur l’article du Mes- LES DÉCEMBRISTES 243 sciger, sur la santé et le temps, mais commençait ex abrupto à annoncer avec enthousiasme l'heureux retour du célèbre décembriste. Le petit vieux, qui essayait toujours en vain de pousser la boule blanche, devait, selon Pakhtine, être particulièrement heureux de la nouvelle. Il s’approcha de lui. — Vous jouez bien, Votre Haute Excellence ! dit-il pendant que le petit vieux lançait sa queue dans le gilet rouge du marqueur, en exprimant par cela son désir qu’il y mît de la craie. Votrè Haute Excellence » n’était point dit par batterie, comme on pourrait le penser non, ce n’était pas à la mode en 1856; Ivan Pavlovitch appelait le petit vieux simplement par son prénom et celui de son père ; mais c’était dit ou pour railler ceux qui s’exprimaient ainsi, ou pour montrer, en plaisantant, que l'on savait à qui l’on parlait. C’était dit un peu au sérieux, en général c’était très fin. — J’ai appris tout à l’heure. Piotr Labazov est arrivé. Il vient tout droit de Sibérie avec toute sa famille. Pakhtine prononçait ces paroles juste au moment où le petit vieux manquait sa bille. Il n’avait pas de chance. — S’il est revenu aussi fou qu’il est parti, il n’y a pas de quoi s’en réjouir,—répondit le petit vieux d’un air sombre, irrité qu’il était par sa malchance 244 LES DÉCEMBRISTES incompréhensible. Cette réflexion gêna Ivan Pavlo- vitch. De nouveau il ne savait pas s'il fallait ou non se réjouir de l’arrivée deLabazov,et pour résoudre définitivement cette question, il dirigea ses pas dans la salle où les gens sages se réunissaient pour causer, où l’on connaissait l’importance et le prix de chaque objet, en un mot où l'on savait tout. Ivan Pavlovitch était en aussi bonnes relations avec le groupe des sages qu’avec la jeunesse dorée et les grands personnages. Il est vrai qu'il n’avait pas de place marquée dans la chambre des sages, mais personne ne s’étonna quand il entra et s’assit sur le divan. . On s’occupait de savoir en quelle année et à quel propos avait éclaté une querelle entre deux journalistes russes. Ivan Pavlovitch profita d’un moment de silence pour placer sa nouvelle, non comme un événement joyeux, mais comme une chose sansimportance, dite par hasard. Mais aussitôt, à la façon dont les sages » j’emploie le mot sages comme surnom des habitués de la chambre des sages accueillirent la nouvelle et se mirent à la discuter, Ivan Pavlovitch comprit aussitôt qu’elle était précisément ici à sa place, qu'ici seulement elle prendrait l’ampleur nécessaire pour aller plus loin, et qu’ici seulement il pourrait savoir a quoi s'ex tenir. - — Il ne manquait que Labazov, — dit un des sages. — Tous les décembristes restés vivants sont de retour en Russie. LES DÉCEMBRISTES 245 — C’était un des glorieux. — dit Pakhtine encore d’un ton interrogateur, prêt à tourner ces mots en plaisanterie ou au sérieux. — Comment donc! Labazov était un des hommes les plus remarquables de ce temps, — commença un sage » — En 1819, étant lieutenant du régiment Séménovsky, il fut envoyé à l’étranger avec des dépêches pour le duc Z.... Puis il revint et en vingt-quatre heures était reçu dans la première loge maçonnique. Tous les maçons de ce temps se réunissaient chez D... et chez lui. Il était très riche. Le prince G..., Teodor D... et Ivan P... étaient ses plus inlimes amis. Son oncle, le prince Yissarion, pour éloigner le jeune homme de cette société, l’emmenaà Moscou. — Excusez, Nikolaï Stepanovitch, — interrompit un autre sage », — il me semble que c’était en 23 1823, parce que Yissarion Labazov était nommé commandant du 3 e corps d’armée en 24, et était à Yarsovie. Il le fit nommer son aide de camp, et c'est après son refus qu’il l’emmena à Moscou. Mais, je vous demande pardon, je vous ai interrompu. — Mais non, continuez, s’il vous plaît. — Non. Je vous en prie. — Non, faites. Yous devez le savoir mieux que moi, et, en outre, vous avez donné ici des preuves suffisantes de votre mémoire et de votre savoir. 246 LES DÉCEMBRISTES — A Moscou, contre le désir de son oncle, il prit sa retraite, — continua celui dont la mémoire et le savoir étaient prouvés. — Là bas une seconde société se forma autour de lui ; il en était le promoteur, le cœur si l'on peut s’exprimer ainsi. Il était riche-, beau, intelligent, instruit, et, dit-on, tout à fait aimable. Sa tante me disait encore qu’elle ne connaissait pas d’homme plus charmant. Et voilà, quelques mois avant la révolte, il épousait mademoiselle Krinskaia. — La fille de Nicolas Krinskï, celui qui était à Borodino... En un mot, connu, — interrompit quelqu’un. — Oui, oui. Son énorme fortune lui reste, mais son domaine familial est allé à son frère cadet, au prince Ivan, qui est maintenant Oberhauf Kafer- meister il a prononcé quelque chose en ce genre et qui a été ministre. — Le mieux, c’est son acte envers son frère, continua le narrateur. Quand on a perquisitionné chez lui, la seule chose qu’il ait réussi à détruire ce furent les lettres et les papiers de son frère. — Son frère était-il compromis ? Le narrateur ne prononça pas oui, » mais agita les lèvres et cligna des yeux avec importance. — Ensuite, pendant tous les interrogatoires, Pierre Labazov nia tout ce qui touchait son frère ; c’est pourquoi il a souffert plus que les autres. Mais le mieux, c’est que le prince Ivan a eu LES DÉCEMBRISTES 247 tous les biens et n’a pas donné un sou à son frère. — On a dit que Pierre Labazov avait lui-même refusé tout — dit quelqu’un. — Oui, mais il refusa parce que le prince Ivan lui écrivit, avant le couronnement, et s’excusa en disant que s'il ne le prenait pas, alors le domaine serait saisi, qu’il avait des enfants et des dettes, et que, maintenant, il ne pouvait rien rendre. Pierre Labazov répondit par ces deux lignes Tsi moi, ni mes héritiers n’avons ni ne voulons avoir aucun droit sur le domaine que vous a donné la loi » et rien de plus. Hein ? Le prince a avalé et, enchanté, il enferma ce document avec les billets à ordre dans une cassette et ne les a montrés à personne. Une des particularités de la chambre des sages c’était que ses membres savaient, quand ils le voulaient savoir, tout ce qui se faisait au monde, de quelque secret que ce fût entouré. — Ça c’est une question, fit un nouvel interlocuteur. Serait-il juste d’enlever aux enfants du prince Ivan une fortune à laquelle ils sont habitués et qu’ils croient légitime ? La conversation était ainsi transportée dans les régions abstraites qui n’intéressaient pas Pakhtine. Il sentait le besoin de communiquer la nouvelle à d’autres gens. Il se leva et traversa lentement les salles en causant à droite et à gauche. Un de ses 248 LES DÉCEMBRISTES camarades l’arrêta pour lui communiquer la nouvelle de l’arrivée de Labazov. — Qui ne le sait pas! — répondit Ivan Pavlo- vitch avec un sourire calme, en se dirigeant vers la sortie. La nouvelle avait déjà fait son tour et lui revenait. Au club, il n’y avait plus rien à faire. Il partit à une soirée. Ce n’était pas une soirée par invitations, mais un salon où l’on recevait chaque jour. Il y avait huit dames et un vieux colonel et tous s’ennuyaient mortellement. Rien que l’allure résolue et le visage souriant de Pakhtine réjouirent les dames et les demoiselles. La nouvelle était d’autant plus à propos que la vieille comtesse Fuchs et sa fille étaient là. Pendant que Pakhtine répétait presque mot à mot tout ce qu’il avait entendu dans la chambre des sages, madame Fuchs hochait la tête, s’étonnait de sa vieillesse et commençait à se rappeler ses sorties avec Natalia Krivskaia, maintenant madame Labazov. — Son mariage est un vrai roman, et tout s’est passé sous mes yeux. Natalie était presque fiancée àMiatline, plus tard tué en duel par Débra. Mais à cette époque Pierre vint à Moscou, il s’éprit d’elle et la demanda en mariage. Le père penchait fort pour Miatline, en général, on avait peur de Labazov comme d’un franc-maçon ; il refusa. Seule- LES 249 ment le jeune homme continua à la voir au bal, partout; il se lia d’amitié avec Miatline et lui demanda de renoncer à son mariage. Miatline accepta. Il lui proposa un enlèvement Elle y consentit, mais au dernier moment la conversation se passait en français, elle alla trouver son père, lui dit que tout était prêt pour la fuite, qu’elle pourrait le quitter, mais qu’elle espérait en sa magnanimité. En effet, le père lui pardonna; tous intervinrent en sa faveur, et il donna son consentement. Voilà comment s’est fait son mariage. Et c’était un mariage gai ! Qui de nous pouvait penser qu’un an après elle le suivrait en Sibérie! Elle, une fille unique, la plus riche, la plus belle de ce temps ! L’empereur Alexandre la remarquait toujours au bal et dansait souvent avec elle. Chez la comtesse G..., il y avait un bal costumé, je me le rappelle comme si c’était d’hier elle était en Napolitaine et elle était admirablement belle. Chaque fois qu’il venait à Moscou, il demandait Que fait la belle Napolitaine? Et, tout à coup, cette femme, dans sa position elle accoucha en route, n’hésite pas un moment, ne prépare rien, ne fait pas de malle, et telle quelle, quand on mari, partit avec lui pour cinq mille vers tes. — Oh ! c’est une femme sublime ! — dit la maîtresse du logis. — Tous deux étaient des gens rares ! — fit une 250 LES DÉCEMBRISTES autre dame. — On m’a raconté, je ne sais pas si c’est vrai, qu’en Sibérie, partout où ils travaillaient, dans les mines, ou, comme appelle-t-on cela ? les forçats qui étaient avec eux se corrigeaient. . — Mais elle n’a jamais travaillé aux mines, — objecta Pakhtine, — Que se passait-il en 56? Trois ans auparavant personne ne pensait aux Labazov, et se les rappelait-on, c’était avec ce sentiment de peur qu’on éprouve en parlant de ceux qui sont morts récemment. Et maintenant, avec quelle vivacité l’on se rappelait toutes les anciennes relations, toutes les belles qualités, et chacune des dames tirait déjà ses plans pour accaparer les Labazov et en régaler ses invités. — Leurs enfants, un fils et une fille, sont avec eux, — dit Pakhtine. — S’ils sont aussi beaux qu’était leur mère ! — dit la comtesse Fuchs. — Du reste le père aussi était très beau. — Gomment ont-ils pu élever leurs enfants là-bas? — dit la maîtresse du logis. — On dit qu’ils sont très bien élevés. On dit que le jeune homme est aussi bien, aussi aimable, aussi instruit que s’il avait été élevé à Paris. — Je prédis un grand succès à la jeune fille, — fit un jeune laideron, — toutes ces dames de Sibérie ont quelque chose de vulgaire et d’agréable mais qui plaît beaucoup. LES DÉCEMBRISTES 251 — Oui, oui, — dit une autre jeune fille. — C’est un riche parti de plus, — ajouta une troisième. Un vieux colonel, d’origine allemande, qui trois ans avant était allé à Paris pour épouser une femme riche, décidait de faire au plus vite sa demande avant que les jeunes gens fussent au courant. Les jeunes filles et les dames pensaient la même chose au sujet du jeune homme arrivant de Sibérie. C’est probablement mon affaire !» pensait une jeune fille qui allait en vain dans le monde depuis huit ans. C’est sans doute pour le mieux que ce sot cavalier-garde ne m’ait pas demandée en mariage. J’aurais été sûrement malheureuse ! » — Eh bien ! elles seront toutes jaunes de dépit, quand il s’éprendra de moi », se disait une jeune et belle dame. On parle de la province, des petites villes, la haute société est bien pire. Là-bas il n’y a pas de nouveaux personnages, mais la société est prête à recevoir tout nouveau personnage, s’il en parait. Et ici, c’est rarement, comme maintenant les Labazov, qu’on est reconnu appartenir au cercle et qu’on y est admis. Mais la sensation produite par ces nouveaux personnages est plus forte que dans une ville de province. III — Moscou ! Moscou ! ville aux murs blancs ! — s’exclamait Piotr Ivanovitch en se frottant les yeux, le matin, et en écoutant les sons des cloches qui se répandaient dans la petite rue Gazetnï. Rien ne ressuscite si fortement le passé que les sons, et ceux des cloches de Moscou, unis à la vue des murailles blanches et au bruit des roues lui rappelaient vivement, non seulement ce Moscou qu’il connaissait trente-cinq ans avant, mais ce Moscou avec le Kremlin, les palais, les Ivan, etc., qu’il portait dans son cœur. Et il ressentait une joie enfantine d’être Russe, d’être à Moscou. La robe de chambre de Boukhara, déboutonnée sur la large poitrine couverte d’une chemise d’indienne, la pipe d'ambre, le valet aux pas étouffés, le thé, l’odeur du tabac, la voix forte, entrecoupée dun homme dans la chambre de Chevalier, les baisers du matin, les voix de la fille et du fils parurent LES DÉCEMBRISTES 253 à lui ; le décembriste était chez lui comme il était à Irkoutsk et comme il serait à New-York ou à Paris. Avec quel plaisir je voudrais présenter au lecteur le héros de décembre, supérieur à toutes les faiblesses, mais, pour la vérité, je dois avouer que Piotr lvanovitch se rasait, se peignait et se regardait dans le miroir avec un soin particulier. Il était mécontent de l’habit, mal confectionné en Sibérie et, par deux fois, il le boutonna et le déboutonna. Natalia Nikolaievna entra dans le salon avec un froufrou de sa robe de moire noire ; les manches et les rubans de son bonnet n’étaient pas à la dernière mode, mais si bien arrangés que non seulement ce n’était pas ridicule mais distingué. Les dames ont pour ces choses un sixième sens particulier et une perspicacité incomparable. Sonia était aussi habillée de telle manière, que malgré un retard de deux ans sur la mode, on ne pouvait trouver rien à redire. L'ajustement de la mère était sombre et simple, celui de la fille, clair et gai- Sérioja venait seulement de s’éveiller. Ils partirent sans lui à la messe. Le père et la mère s’assirent au fond de la voiture, la fille en face. Yassili monta sur le siège. La voiture de louage les mena au Kremlin. Quand ils descendirent, les dames rajustèrent leurs robes, Piotr lvanovitch donna le bras à sa femme et, la tète haute, se dirigea vers les portes de l’cglise. Beaucoup de marchands, 2o4 LES DÉCEMBRISTES d’officiers et des gens de toutes sortes ne pouvaient définir leur qualité. Quel était ce vieillard, bruni depuis longtemps, aux rides larges et droites d’un travailleur, rides particulières qui ne ressemblent pas à celles acquises au club anglais, aux cheveux et à la barbe blancs comme neige, au regard bon et fier, aux mouvements énergiques? Quelle était cette dame, grande, à l’allure imposante, aux yeux fatigués, éteints, grands et beaux? Quelle était cette jeune fille fraîche, gracieuse, forte, mais ni mondaine, ni timide? Des marchands? non ; des étrangers non plus ; des seigneurs ? On n’en connaissait pas de tels. Mais ce Sont des gens importants. Ainsi pensaient ceux qui les voyaient à l’église, et, on ne sait pourquoi, ils leur cédaient plus vite et plus volontiers le chemin qu’aux messieurs à grosses épaulettes. Piotr Ivanovitch se tenait à l’église avec autant de majesté qu’en y entrant ; il priait tranquillement, sans se distraire. Natalie Niko- laievna se mettait à genoux avec grâce, et, pendant le cantique des chérubins, elle tira son mouchoir et pleura beaucoup. Sonia semblait faire effort sur elle-même pour prier; la prière ne lui venait pas, mais elle ne se retournait pas et faisait respectueusement le signe de croix. Serge était resté à la maison, d’une part parce qu’il avait beaucoup dormi, d’autre part parce qu’il ti’aimait pas aller à la messe. Ses jambes se fati- LES DÊCEMBRISTES 255 guaient, et il ne comprenait nullement pourquoi, faire quarante verstes sur ses skiss n’était rien pour lui, tandis que rester debout pendant les douze évangiles, c’était pour lui le plus grand tourment physique; enfin il était resté parce qu’il sentait que le plus nécessaire pour lui c’était un habit neuf. Il s’habilla et alla au Pont des Maréchaux. Il avait assez d’argent. Depuis qu’il avait vingt et un ans, son père avait adopté comme règle de lui donner tout l’argent qu’il voulait; il dépendait de lui de laisser son père et sa mère sans argent. Comme je regrette ces deux cent cinquante roubles dépensés en vain dans les magasins de confections de Kountz ! Chacun des messieurs qui se croisèrent avec Serge l’eût renseigné très volontiers et aurait considéré comme un bonheur d’aller avec .lui pour commander un costume ; mais, comme il arrive toujours, il était seul parmi la foule. En bonnet, il passa le Pont des Maréchaux sans regarder les magasins ; arrivé au bout, il ouvrit une porte et en sortit en frac marron étroit on les portait larges, en pantalon noir large on les portait étroits, dans un gilet de soie pointillée qu’aucun des messieurs qui fréquentaient les salons particuliers, chez Chevalier, n’aurait laissé porter à son valet, et Serge avait acheté encore beaucoup de choses pareilles. Kountz s’était étonné de la taille fine du jeune homme, et il di- 256 LES DÉCEMBRISTES sait à tous n’en avoir jamais vu de pareille. Sérioja savait que sa taille était belle, mais les louanges d’un étranger comme Kountz le flattaient infiniment. Il sortit allégé de deux cent cinquante roubles mais fort mal habillé, si mal, que deux jours plus tard son habit devenait la propriété de Vassili et ne restait pour lui qu’un souvenir désagréable. A l’hôtel il descendit en bas, s’assit dans la grande salle, regarda aussi la chambre des habitués et commanda pour son déjeuner un menu si étrange que le garçon même en riait dans la cuisine. Puis il demanda une revue qu’il feignit de lire. Quand le valet, encouragé par l’inexpérience du jeune homme, se mit à l’interroger Va à ta place! » lui répondit Sérioja en rougissant. Mais son accent avait tant de fierté que l’autre obéit. La mère, le père et la fille, de retour à la maison, trouvèrent aussi son costume admirable. Vous rappelez-vous ce sentiment joyeux de l’enfance, quand, pour le jour de votre fête, on vous a bien habillé, emmené à la messe, et, qu’au retour, l’habit, le visage et l’âme en fête, vous trouvez à la maison des invités et des joujoux. Vous savez qu’aujourd’hui vous n’aurez pas de classe, que même les grands festoient, qu’aujourd’hui, c’est pour toute la maison, jour de repos et de plaisir. Vous savez que vous seul êtes cause de cette fête, et que, quoique vous puissiez faire, LES DÉCEMBRISTES 257 on vous pardonnera tout, et il vous semble étrange que les gens de la rue ne fêtent pas comme vos familiers. Les sons vous paraissent plus sonores, les couleurs plus vives ; en un mot, c’est le sentiment du jour de fête. C’est ce qu’éprouvait Piotr Ivano- vitch en revenant de l’église. Le colportage d’hier, de Pakhtine, n’était pas perdu. Au lieu de jouets, Piotr Ivanovitch trouvait à la maison quelques cartes de visite de personnes importantes de Moscou qui, en 56, croyaient de leur devoir absolu de montrer le plus d’attention possible au célèbre exilé qu’ils n’auraient voulu voir pour rien au monde, trois ans avant. Aux yeux de Chevalier, du portier, des garçons d’hôtel, les voitures qui venaient le matin pour Piotr Ivanovitch, décuplèrent leur respect et leur amabilité. Tout cela était pour Piotr Ivanovitch les cadeaux de fête. En dépit de l’expérience de la vie, en dépit de l’intelligence, l’expression de respect de la part des gens respectés par le grand nombre fait toujours plaisir à l’homme. Piotr Ivanovitch avait la joie dans l’àme quand Chevalier, en s’inclinant, lui proposa un autre appartement, lui demanda d’ordonner tout ce qui lui plairait et lui affirma qu’il était heureux de posséder un tel hôte que Piotr Ivanovitch, et quand il regarda les cartes de visite et les remettant dans le plateau, prononçait les noms du comte S..., du prince D..., etc. Tolstoï. — vi. — Les Décembristes. 17 258 LES DÉCEMBRISTES Natalia Nikolaievna déclara qu’elle ne recevrait personne et qu’elle irait de suite chez Maria Iva- novna. Piotr Ivanovitch y consentit, malgré son désir de causer avec beaucoup de visiteurs. Pakhtine fut le seul visiteur qui parvint à lever la consigne. Si on avait demandé à Pakhtine pourquoi il était allé de Pretchistenka à la petite rue Gazetné, il n’aurait pu donner aucun motif, sauf celui d’aimer tout ce qui est nouveau et intéressant, c’est pourquoi il était venu voir Piotr Ivanovitch comme une rareté. On pourrait croire qu’un homme qui vient chez un inconnu avec cette seule raison dût être intimidé, et, au contraire, c’étaient Piotr Ivanovitch, son fils et sa fille, qui étaient gênés. Natalia Nikolaievna était trop grande dame pour être gênée par quoi que ce fût. Le regard fatigué de ses beaux yeux noirs tombait tranquillement sur Pakhtine, et Pakhtine était dispos, content de soi, gai, aimable comme toujours. Il était un ami de Maria Ivanovna. — Ah! — fit Natalia Nikolaievna. — Pas un ami, il y a trop de différence d âge, mais elle a toujours été bonne pour moi. —Depuis longtemps Pakhtine était un admirateur de Piotr Ivanovitch, il connaissait ses compagnons. Il espérait pouvoir être utile aux voyageurs, il serait venu dès hier, il n’en avait pas eu le temps et demandait qu’on l’excusât. Puis il s’assit et parla longuement. LES DÉCEMBRISTES 259 — Oui, j’ai trouvé beaucoup de changement en Russie, — dit Piotr Ivanovitch en réponse à sa question. Dès que Piotr Ivanovitch parlait, il fallait voir avec quelle attention et quel respect Pakhtine recueillait chacune des paroles du grave vieillard et comment, après chaque phrase, parfois même après un mot, Pakhtine, d’un signe de tête, d’un sourire, d’un mouvement des yeux, laissait comprendre qu’il avait reçu ou accepté la phrase ou la parole mémorable pour lui. Le regard fatigué approuvait cette manœuvre; Sergueï Petrovitch semblait avoir peur que les paroles de son père ne fussent pas assez importantespour l’attention de l’auditeur. Sophie Pétrovna, au contraire, souriait imperceptiblement, comme sourient les personnes qui ont remarqué le ridicule de quelqu’un. Il lui semblait qu’on ne pouvait rien attendre de celui-ci, que c’était un Chuchka », comme elle et son frère appelaient certaine catégorie de gens. Piotr Ivanovitch expliquait que pendant son voyage il avait remarqué de grands changements qui le réjouissaient. On ne peut s’imaginer combien les paysans sont devenus supérieurs ; il y a en eux plus de conscience et de dignité », dit-il comme s’il récitait une vieille phrase. Et je dois vous dire que le peuple m’intéresse surtout. Je suis d’avis que la force de la Russie n’est pas en nous mais dans le peuple », etc. 260 LES DÉCEMBRISTES Piotr Ivanovitch exposa avec son ardeur habituelle des pensées plus ou moins originales sur diverses questions importantes. Nous aurons encore l’occasion de les entendre avec plus de développement. Pakhtine fondait de plaisir et tombait d’accord sur tout. — Il vous faut absolument faire connaissance avec les Axatov ; permettez-moi de vous les présenter, prince? Vous savez que son édition est maintenant autorisée. On dit que le premier numéro paraîtra demain. J’ai lu aussi son bel article sur la théorie de la science dans l’abstrait. C’est excessivement intéressant. Il y a aussi un article fort curieux 1’ Histoire de la Serbie au xi e siècle », du célèbre capitaine Karbovanietz. En général, c’est un grand pas en avant. — Ah! vraiment ! fît Piotr Ivanovitch ; mais on voyait que ces nouvelles ne l’intéressaient pas. Il ne connaissait même pas les noms que citait Pakhtine pour ceux de personnes connues. Natalia Nikolaievna, sans nier la nécessité de connaître toutes ces personnes et l’état de choses, déclara, pour justifier son mari, qu’il recevait les revues très tardivement, mais qu’il lisait beaucoup trop. — Papa, allons-nous chez tante? — dit Sonia en entrant. — Oui, mais il faut déjeuner. Ne voulez-vous pas quelque chose? LES DÉCEMBRISTES 261 Pakhtine naturellement refusa, mais Piotr Iva- novitch, avec l’hospitalité propre aux Russes en général, et à lui en particulier, insista pour que Pakhtine prît quelque chose, et lui-même but un petit verre d’eau-de-vie et un verre de bordeaux. Pakhtine remarqua qu’au moment où il versait le vin, Natalia Nikolaievna se détournait comme par hasard, et que le fils regardait d’une façon particulière la main de son père. Après le vin, aux questions de Pakhtine qui lui demandait son opinion sur la nouvelle littérature, sur le nouveau courant d’opinions, sur la guerre, sur la paix Pakhtine savait, sans lien, unir et user dans une conversation les sujets les plus divers, Piotr Ivanovitch répondit d’un coup par une profession de foi générale. Était-ce dû au vin ou au sujet de conversation, mais il s’enflammait tant que des larmes se montraient dans ses yeux et que Pakhtine, enthousiasmé, pleurait aussi, et, sans se gêner, exprimait sa conviction que Piotr Ivanovitch était maintenant beaucoup plus avancé que tous les gens avancés et devait devenir le chef du parti. Les yeux de Piotr Ivanovitch s’animèrent. Il croyait aux paroles de Pakhtine, et il eût parlé encore longtemps si Sophie Pétrovna n’eùt pas insisté près de Aatalia Aikolaievna pour qu’elle prît sa mantille, et n’avait remué elle-même Piotr Ivanovitch. 11 se versa le reste du vin, mais Sophie Pétrovna le but. 262 LES DÉCEMBRISTES — Que fais-tu ? Je n’ai pas encore bu, papa, pardon. Il sourit. — Eh bien, allons chez Maria Ivanovna. Vous nous excuserez, monsieur Pakhtine. Piotr Ivanovitch sortit en portant haut la tète. Dans le vestibule, il rencontra encore un général qui venait faire visite à son vieux camarade. Ils ne s’étaient pas vus depuis trente-cinq ans. Le général était déjà sans dents et chauve. — Et toi tu es encore tout vert, — dit-il. — On voit que la Sibérie est mieux que Pétersbourg. Ce sont les tiens? Présente-moi. Quel beau garçon, ton fils. Alors demain, pour dîner? — Oui, oui, sans faute. Sur le perron, ils rencontrèrent le célèbre Tchi- khaev, une vieille connaissance aussi. — Comment avez-vous appris mon retour ? — Ce serait une honte pour Moscou de ne pas le savoir. C’est déjà honteux qu’on ne vous ait pas rencontré aux remparts. Où dinez-vous ? Sans doute chez votre sœur, Maria Ivanovna? Eh bien, c’est bon, j’irai aussi. Piotr Ivanovitch avait toujours l’air d’un homme orgueilleux pour ceux qui ne pouvaient voir, à travers l’extérieur, sa bonté incomparable et sa sensibilité, et maintenant même, Natalia Vikolaievna admirait sa majesté inaccoutumée. Sophie Petrovna souriait des yeux en le regardant. Ils arrivèrent LES DÉCEMBRISTES 263 chez Maria Ivanovna. Maria Ivanovna, de dix ans plus âgée que Piotr Ivanovitch, était sa marraine. Elle était vieille fille. Je raconterai plus tard pourquoi elle ne s’était pas mariée et comment avait passé sa jeunesse. Depuis quarante ans, elle n’avait pas quitté Moscou. Elle n’avait ni grand esprit, ni grosse fortune. Elle ne tenait pas aux relations, au contraire, et pourtant, il n’y avait personne qui ne l’estimât. Elle était si convaincue que tous devaient l’estimer, que tous la respectaient. Parfois quelques jeunes libertins de l’Université ne reconnaissaient pas son autorité, mais ils ne frondaient qu’en son absence. Elle n’avait qu’à entrer au salon, avec son port de reine, à commencer sa conversation calme, à sourire de son sourire tendre, et ils étaient vaincus. Sa société, c’était tout'le monde. Elle tenait tout Moscou et se conduisait avec lui comme avec ses familiers. La jeunesse et les hommes intelligents fréquentaient surtout chez elle. Elle n’aimait pas les femmes. Elle hospitalisait aussi des parasites des deux sexes que notre littérature a, on ne sait trop pourquoi, confondus dans un même mépris avec l’habit hongrois et les généraux. Mais Maria Ivanovna pensait que cela valait mieux pour M. Skopine, ruiné au jeu, pour madame Biéchéva, chassée par son mari, de vivre chez elle que dans la misère. Et elle les hébergeait. Les deux grandes passions dans la vie active de 264 LES DÉCEMBRISTES Maria Ivanovna, c’étaient ses deux frères. Piotr Ivanovitch était son idole, le prince Ivan sa haine. Elle n’était pas informée du retour de Piotr Ivanovitch. Elle arrivait de l’église et seulement maintenant prenait son café. Le vicaire de Moscou, madame Biécheva et Skopine étaient à table. Marie Ivanovna leur parlait du jeune comte V..., fils de P... Z... qui était revenu de Sébastopol et dont elle était amoureuse elle avait sans cesse des passions. Ce jour-là il devait dîner chez elle. Le vicaire se leva et salua. Maria Ivanovna ne le retint pas ; sous ce rapport elle était libre-penseuse. Elle était pieuse mais n’aimait pas les moines, et se moquait des dames qui courent après eux, disant hardiment que, pour elle, les moines sont des pécheurs comme les autres, et qu’on peut faire son salut dans le monde mieux qu’au couvent. — Donnez l’ordre de ne recevoir personne, mon ami, dit-elle. J’écrirai à Pierre. Je ne sais pourquoi il n’arrive pas. Natalia Nikolaievna est sans doute malade. Maria Ivanovna était convaincue que Natalia Nikolaievna ne l’aimait pas et était son ennemie. Elle ne pouvait lui pardonner ce fait, que ce n’était pas elle, la sœur, qui avait donné sa fortune et était partie en Sibérie, mais Natalia Nikolaievna, et que son frère s’était opposé énergiquement à sa proposition de le suivre. Après trente-cinq ans, LES DÉCEMBRISTES 265 parfois elle commençait à croire son frère qui affirmait que Natalia Nikolaievna était la meilleure des femmes et son ange gardien. Et elle l’enviait, elle lui semblait une mauvaise personne. Elle se leva, passa au salon et s’apprêtait à aller dans son cabinet quand la porte s’ouvrit, et la tète grise, ridée de madame Biécheva parut dans la porte avec l’expression d’une horreur joyeuse. — Ah ! préparez-vous, Maria Ivanovna ! — dit- elle. — Une lettre? — Non, davantage... — Mais avant qu’elle eût achevé on entendit, dans l’antichambre, une haute voix d’homme. — Mais où est-elle? Va, toi, Natacha. — C’est lui ! — prononça Maria Ivanovna. Et d’un pas large et ferme, elle s’approcha de son frère. Elle les aborda comme si elle les avait vus la veille. — Quand es-tu arrivé, et où vous êtes-vous arrêtés? Comment êtes-vous venus? En voiture? Voilà ce que lui demandait Maria Ivanovna en passant avec lui au salon. Sans écouter ses réponses, elle regardait tantôt l’un, tantôt l’autre. Madame Biécheva était étonnée de ce calme, de cette indifférence et ne l’approuvait pas. Tous souriaient. Les interrogations cessèrent. Maria Ivanovna regarda sérieusement, en silence, son frère. 266 LES DÉCEMBRISTES — Comment allez-vous ? — lui demanda Piotr Ivanovitch en lui serrant la main. Piotr Ivanovitch lui disait vous, et elle le tutoyait. Maria Ivanovitch regarda encore une fois la barbe blanche, la tête chauve, les dents, les rides, les yeux, le visage hàlé et elle reconnaissait tout cela. — Voici ma Sonia. Mais elle ne se retournait"pas. — Comme tu es sot... — Sa voix s’entrecoupait. Elle saisit la tête chauve dans ses grandes mains blanches. Elle voulait dire Comme tu es sot de ne pas m’avoir prévenue... » Mais ses épaules et sa poitrine tremblaient, son visage de vieille grimaçait, et elle sanglota en serrant sur sa poitrine la tête chauve et répétant Comme tu es sot de ne pas m’avoir prévenue ». Piotr Ivanovitch ne paraissait pas un si grand homme, il ne paraissait pas si important qu’au perron de Chevalier. Il était assis sur une chaise, la tête entre les mains de sa sœur; son nez, aplati sur le corset, le chatouillait; ses cheveux étaient ébouriffés; des larmes emplissaient ses yeux. Mais il se sentait bien. Après cette première effusion de larmes joyeuses, Maria Ivanovna comprit ce qui s’était passé et commença à regarder tout le monde. Cependant, plusieurs fois dans la journée, quand elle se rappelait ce qu’il était autrefois, ce LES DÉCEMBRISTES 267 qu’elle était autrefois et ce qu’ils étaient maintenant tous deux, quand tout se dressait vivement à son imagination les malheurs, la joie et l’amour d’autrefois, elle se levait et répétait Comme tu es sot, Pétroucha ! Quel sot de ne pas m’avoir prévenue ! » — Pourquoi n’ètes-vous pas venus tout droit chez moi? Je pourrais vous loger, — dit-elle. — Au moins vous dînerez chez moi. Tu ne t’ennuieras pas chez moi, Sergueï; chez moi dîue un brave de Sébastopol ! Et tu connais le fils de Nicolas Mi- khaïlovitch ? C’est un écrivain. 11 a écrit là-bas quelque chose de beau. Je ne l’ai pas lu mais on le loue, et c’est un charmant garçon, je l’inviterai aussi. Tchikhaiev voulait aussi venir. C’est un bavard, je ne l’aime pas. Il est allé déjà chez toi? Et Nikita, l’as-tu vu? Mais tout cela ne signifie rien. Qu’as-tu l’intention de faire? Qu’avez-vous? Et votre santé, Nathalie? Où mettrons-nous ce jeune homme et cette belle ? Mais la conversation ne s’arrangeait pas. Avant le dîner, Nathalie Nikolaievna et ses enfants allèrent voir une vieille tante. Le frère et la sœur restèrent seuls, et il se mit à exposer ses projets. — Sonia est grande, il faudra la sortir, alors nous vivrons à Moscou, — dit Maria Ivanovna. — Jamais. — Sérioja doit servir. 268 LES DÉCEMBRISTES — Jamais. — Tu es toujours aussi fou. — Mais elle aimait ce fou. — Il faut rester ici, puis aller à la campagne et montrer tout aux enfants. — J’ai pour principe qu’il ne faut pas se mêler aux affaires de famille ni donner de conseils, — dit Maria Ivanovna en calmant son émotion. — J’ai toujours pensé et je pense qu’un jeune homme doit servir; et maintenant plus que jamais. Tu ne sais pas, Pétroucha, ce qu’est la jeunesse d’à-pré- sent, je les connais tous. Ainsi le fils du prince Dmitrï il est tout à fait perdu. Il est vrai que c’est de leur faute. Moi je ne crains personne, je suis vieille et je dis que ce n’est pas bien. Elle se mit à parler du gouvernement. Elle était mécontente du trop de liberté qu’on donnait à tout le monde. Il n’y a qu’une seule chose de bien, c’est qu’on vous a laissé partir. » Pierre voulait discuter mais avec Maria Ivanovna ce n’était pas comme avec Pakhtine ; ils ne pouvaient s’entendre. Elle s’emportait. — Eh bien ! qu’est-ce que tu défends ! Est-ce à toi de défendre! Je vois que tu es toujours le même fou. Piotr Ivanovitch se taisait avec un sourire qui montrait qu’il ne cédait- pas mais ne voulait pas discuter avec elle. — Tu souris. Nous savons tu ne veux pas dis- LES DÉCEMBRISTES 269 cuter avec moi, avec une femme, —fit-elle gaiement avec tendresse. Elle embrassait son frère d’un regard fin, spirituel, qu’on ne pouvait attendre de son visage sénile, aux grands traits. — Et tu ne me persuaderas pas, mon ami ; j’ai déjà soixante- dix ans, je n’ai pas vécu comme une simple sotte, j'ai vu et compris bien des choses. Je n’ai pas lu et ne lirai pas vos livres ; dans les livres il n’y a que des bêtises ! — Eh bien! comment trouvez-vous mes enfants, Sérioja? — demanda Pierre avec le même sourire. — Bien, bien, — répondit la sœur en le menaçant. — Ne tourne pas la conversation. Nous parlerons des enfants. Mais voilà ce que je voulais te dire tu as été fou, et je vois à tes yeux que tu l’es resté. Maintenant on t'exultera, c’est la mode. Vous tous maintenant, vous êtes à la mode. Oui, oui, je vois à tes yeux que tu es toujours le même fou, — ajouta-t-elle en réponse à son sourire. — Je te demande au nom de Dieu, de t’éloigner de tous ces libéraux d'aujourd’hui. Dieu sait ce qu’ils sèment, mais tout cela finira mal. Notre gouvernement se tait présentement, ensuite il devra montrer les ongles. Souviens-loi de mes paroles, je crains que tu ne t’en mêles de nouveau. Laisse, tout cela n’est que sottise. Tu as des enfants. — Évidemment vous ne me connaissez pas, maintenant, Maria Ivanovna, — lui dit son frère. — Eh bien, c’est bon, c’est bon ; on verra si 270 LES DÉCEMBRISTES c’est moi ou toi qui ne te connais pas. Seulement je t’ai dit ce que j’avais sur le cœur. Si tu m’écoutes tu feras bien. Maintenant causons de Sérioja. Comment est-il avec toi ? Elle voulait dire Il ne me plaît pas beaucoup, » mais elle prononça Il ressemble beaucoup à sa mère ; deux gouttes d’eau. Ta Sonia m’a plu beaucoup, beaucoup. Elle a quelque chose de charmant, d’ouvert. Elle est délicieuse. Où est-elle Sonitchka? Oui, j’ai oublié. — Mais comment vous dire, Sonia sera une bonne épouse et une bonne mère, mais Sérioja est intelligent, très intelligent, personne ne le niera. Il apprend très bien, un peu paresseux. Il avait une grande passion pour les sciences naturelles. Nous avons eu de la chance. Nous avons eu un bon professeur. Il veut entrer à l’Université, suivre les cours de sciences naturelles et de chimie... Maria Ivanovna n’écouta presque plus dès que son frère parla de sciences naturelles. Spontanément elle se sentait triste, surtout quand il mentionna la chimie. Elle poussa un profond soupir, et, répondant nettement à la série de pensées qu’excitaient en elle les sciences naturelles — Si tu savais comme je les plains, Petroucha, — fit-elle avec une tristesse franche, douce, timide, — quel dommage ! quel dommage ! La vie entière est devant eux, que ne souffriront-ils pas encore ! LES DÉCEMBRISTES 271 — Bah ! il faut espérer qu’ils seront plus heureux que nous. — Dieu le veuille ! Dieu le veuille ! Mais, la vie est pénible, Petroucha, Écoute-moi en une seule chose mon cher, ne te mêle de rien ! Gomme tu es sot, Petroucha, ah ! quel sot! Cependant j’ai invité beaucoup de monde, et que vais-je leur donner à manger? Elle pleura un peu, se détourna et sonna. — Appelez Tarass. — Toujours chez vous, le vieux? — demanda Pierre. — Toujours. Mais c’est un gamin auprès de moi. Tarass était sévère et propre ; il se chargeait de faire tout. Bientôt, soufflant de froid et de bonheur, Nathalie Nikolaievna et Sonia, entrèrent avec un froufrou de robes. Sérioja était resté pour des emplettes. — Laisse-moi la regarder. Maria Ivanovna prit dans ses mains le visage de Sonia. Nathalie Nikolaievna se mit à causer. DEUXIÈME FRAGMENT variante du premier chapitre L’affaire de l’usurpation par Ivan Apikh- tine, lieutenant de la garde en retraite, propriétaire du district de Krasnoslobotsk, province de Penza, de quatre mille déciatines 1 de terre, aux paysans du Trésor 2 voisins du village Islégostchi » en première instance du tribunal du district, et sur la demande du délégué des paysans, Ivan Miro- nov, était jugée au profit des paysans ; et un énorme terrain, partie en bois, partie labourée, déboisée par les serfs d’Apikhtine, devenait, en 1815, la propriété des paysans, et en 1816, ils ensemencèrent ce terrain et recueillirent la récolte. Cette issue injuste, en faveur des paysans, surprit tous les voisins, même les paysans. Ce suc- 1 Une cléciatine vaut 1 hectare 0 m 92. 2 Les paysans du Trésor ou de l’Etat, n’appartenaient pas à un propriétaire particulier, mais vivaient sur des terres appartenant à l’Etat, à qui ils payaient directement les impôts. Leur situation était de beaucoup meilleure que celle des serfs; ils avaient plus de droits et d’indépendance. LES DÉCEMBRISTES 273 cès ne pouvait s’expliquer que par ce fait Ivan Petrovitch Apikhtine, homme doux et pacifique par excellence, qui ne voulait pas, pour cette affaire, s’en remettre aux tribunaux, convaincu de son droit, n’avait pris aucune mesure contre les agissements des paysans. Ivan Mironov, le délégué de ceux-ci, un homme sec, au nez aquilin, qui savait lire et écrire, ancien maire et percepteur des impôts, demanda aux paysans cinquante kopeks par àme et distribua très intelligemment cet argent en cadeaux et mena fort habilement cette affaire. Aussitôt après la décision du tribunal du district, Apikhtine vit le danger. Il donna sa procuration à un homme d’affaires habile, un affranchi, Ilia Mitrofanov, qui déposa en instance supé- , rieure un appel contre la décision du tribunal du district. Ilia Mitrofanov arrangea si bien les choses que malgré toutes les ruses du délégué des paysans, Ivan Mironov, malgré les cadeaux importants qu’il donna aux membres de la deuxième instance, le jugement était cassé et l’arrêt rendu au profit du propriétaire. La terre devait être reprise aux paysans, ce qui fut déclaré à leur délégué. Ivan Mironov fit savoir à leur assemblée que les messieurs de la ville avaient pris parti pour le propriétaire et avaient tellement embrouillé l’affaire qu’on allait leur retirer la terre, mais que la cause du propriétaire n’était pas encore gagnée, car lui, Mironov avait déjà écrit une Tolstoï. — vi. — Les Décembristes. 18 274 LES DÉCEMBRISTES requête au Sénat, et un homme à lui dévoué, avait promis de tout y arranger, et qu’alors la terre serait pour toujours aux paysans. Mais pour cela, il leur demanda de donner un rouble par âme. Ils décidèrent de réunir l’argent et de remettre de nouveau leur cause à Ivan Mironov. Mironov prit l’argent et partit à Pétersbourg. En 1817, la semaine sainte Pâques était tard, quand le temps fut venu de labourer la terre, l’assemblée des paysans d’Izlégostchi, se mit à discuter afin de savoir s’il fallait ou non labourer le terrain en question. Pendant le carême, l’intendant était venu de la part d’Apikhtine avec l’ordre de ne pas labourer la terre et de se mettre d’accord »avec lui sur les seigles ensemencés dans le terrain enlitige qui, présentement, appartenait à Apikhtine. Malgré cela, les paysans, précisément parce qu’ils avaient fait, en automne, les semailles sur le terrain en litige et qu’Apikhtine, ne voulant pas les léser, désirait se mettre d’accord avec eux, précisément, dis-je, à cause de cela, décidèrent de labourer la terre en litige avant toute autre. Le jour même où les paysans partaient labourer les terres à Berestovskaïa, le jeudi saint, Ivan Petrovitch Apikhtine, qui faisait ses dévotions la semaine sainte et communiait de bonne heure le matin, était allé à l’église du village Izlégostchi sa paroisse. Là, ne sachant rien, il causa amicalement avec LES DÉCEMBRISTES 275 le marguillier. Il se confessa l’après-midi et entendit les vêpres chez lui. Le matin, après avoir lu lui- même les commandements, à huit heures, il sortit de la maison. On l’attendait pour la messe. Debout dans le chœur, à sa place ordinaire, Ivan Petrovitch rétléchissait, plus qu’il ne priait, ce qui le rendait mécontent de lui-même. ’ Comme chez beaucoup de gens de ce temps et de tous les temps, ses idées religieuses étaient un peu vagues. Il avait déjà plus de cinquante ans. Il n’omettait jamais les rites, fréquentait l’église, faisait ses dévotions chaque année, instruisait sa fille unique dans les règles de la religion, mais si on lui eût demandé s’il croyait réellement, il n’aurait su que répondre. Aujourd’hui surtout il se sentait attiédi, et dans le chœur, au lieu de prier, il réfléchissait à l’étrangeté des choses de ce monde. Ainsi lui, presqu’un vieillard, il fait ses dévotions peut-être pour la quarantième fois, et il sait que tous ses familiers et ceux qui se trouvent à l’église le regardent comme un modèle, prennent exemple sur lui, il se croit obligé de montrer l’exemple de la dévotion, et il ne sait rien lui- même. Cependant le temps de mourir approche, et il ne sait absolument pas si ce qu’il montre aux autres est vrai. Il trouvait également étrange cette croyance générale — il la voyait — que les vieilles gens sont convaincus et savent ce qu’il faut et ce qu’il ne faut pas. Lui-même avait longtemps pensé 276 LES DÉCEMBRISTES cela des vieux. Et maintenant, lui, un vieillard, ilne saitabsolumentrien, il est frivole comme à vingt ans, mais à cet âge il ne s’en cachait pas, —ce qu’il fai ta présent. Pendant le service, il lui vient, comme dans son enfance, le désir d’imiter le coq, ou de faire quelque autre sottise, mais, lui, vieillard, s'incline respectueusement en touchant les dalles du bout de ses vieux doigts, et le père Vassili parait timide devant lui pour officier ; son zèle l’incite à bien servir. Et s’il savait quelles bêtises me viennent en tête. C’est un péché, un péché. Il faut prier, » — se dit-il quand commence le service. Et en se pénétrant bien du sens de la liturgie, il se met à prier. En effet, bientôt, transporté par la prière, il se rappelle ses péchés et tout ce de quoi il se repent. Un vieillard avenant, au crâne nu, avec une couronne de cheveux blancs épais, en lapti , en pelisse, avec une pièce blanche, neuve, au milieu du dos, entra à pas réguliers dans le chœur. Il le salua bas, secoua ses cheveux et alla déposer un cierge à l’autel. C’était le marguillier Ivan Fédotov, un des meil- leurspaysans du village Izlegostchi. Ivan Pétrovitch le connaissait. La vue de ce visage sévère, grave, suscita en Ivan Pétrovitch une nouvelle série de pensées. C’était un de ces paysans qui voulaient prendre sa terre, un des meilleurs et des plus riches chefs de famille, à qui la terre était si néces- LES DECEMBRISTES 277 saire, qui savait si bien s’en arranger, et qui avait des moyens. Son aspect grave, son salut respectueux, son allure égale, la propreté de ses vêtements , les bandes de toile qui moulaient ses jambes comme des chausses et dont les plis se croisaient régulièrement, tout son aspect disait le reproche et l’hostilité à cause de la terre. Oui, j’ai demandé pardon à ma femme, à Mania sa fille, aux vieilles bonnes, au valet de chambre Yolodia, et voilà à qui je devais demander pardon et pardonner » , pensa Ivan Petro- vitch ; et il résolut de demander pardon à Ivan Fedotov après la messe. Il fit ainsi. Il y avait peu de monde à l’église. Toutle peuple, selon la coutume, faisait ses dévotions pendant la première et la quatrième semaines. Il n’y avait pas plus d’une quarantaine de personnes qui n’avaient pas réussi aies faire quelques vieilles paysannes, les domestiques d’Apikhtine et des riches voisins Tchernichov. Une vieille dame, parente de Tcher- nichov, qui vivait chez eux, et une veuve de diacre, dont le fils avait été élevé par bonté par les Tchernichov, et qui, maintenant, était fonctionnaire au Sénat, se trouvaient ici. Entre matines et la messe du matin, il y avait encore moins de monde à l’é- 278 LES DÉCEMBRISTES glise. Les paysans et les paysannes étaient sortis dehors. Il ne restait que deux vieilles mendiantes qui, assises dans un coin, causaient entre elles et, de temps en temps, regardaient Ivan Petrovitch, avec le désir évident de le saluer et de lui causer, et deux valets celui d’Ivan Petrovitch, en livrée, et celui des Tchernichov venu avec la vieille dame. Les deux valets aussi chuchotaient quelque chose avec animation ; quand Ivan Petrovitch sortit du chœur, en l’apercevant, iis se turent. Il y avait encore une femme en haute coiffure garnie de perles avec une pelisse blanche dont elle couvrait un bébé malade qui criait et qu’elle essayait d’apaiser, et une vieille femme voûtée, en haute coiffure aussi, ornée de passementeries, un fichu blanc noué à la vieille, en cafetan gris avec des petits coqs dessinés dans le dos. Elle était à genoux au milieu de l’église, tournée vers une vieille icône suspendue entre les vitraux et qu’entourait une serviette neuve à franges rouges. Elle priait avec tant dé ferveur, de solennité, de passion, qu’il était impossible de ne le pas remarquer. Avant de s’approcher du marguillier qui, près d’une petite armoire mêlait les restes des cierges en un tas de cire, Ivan Petrovitch s’arrêta pour regarder cette vieille. La vieille priait de tout cœur. Elle se tenait à genoux, aussi droite qu’il était possible en regardant l’icône. Tous ses membres étaient mathématiquement symétriques. Les pieds s’appuyaient sur les dalles, tous deux LES DÉCEMBRISTES 279 sous le même angle. Le corps était rejeté en arrière autant que le permettait son dos voûté ; les mains étaient régulièrement jointes sous le ventre. Sa tète, rejetée en arrière, et le visage ridé, le regard vitreux, exprimant la piété, était tourné droit vers l’icône entourée de la serviette. Immobile dans cette pose, durant une minute, peut-être moins, mais en tous cas, un temps défini, elle respirait péniblement ; d’un geste large, elle portait la main plus haut que sa coiffure, de ses doigts courbés touchait le sommet de sa tète et du même mouvement large faisait la croix sur son ventre et ses épaules , puis baissait la tête sur les mains posées symétriquement sur le sol, de nouveau se relevait, et refaisait la même chose. En voilà une qui prie ! pensa Ivan Petrovitch en la regardant. Ce n’est pas comme nous, pécheurs. Voilà la religion, la foi. Je sais bien qu’elle prie, comme eux tous, ou sur l’icône, ou sur la serviette et la broderie, mais quand même, c’est bien! se dit-il. Chacun a sa religion. Elle prie l’icône et moi, voilà, je crois qu’il est nécessaire de demander pardon aux paysans ! » Et il se dirigea vers le marguillier en regardant involontairement autour de lui pour savoir qui verrait cet acte dont il avait à la fois de la honte et du plaisir. Il lui était désagréable que les vieilles femmes, des mendiantes, comme il les appelait, le vissent, mais ce qui l’ennuyait le plus, c’était 280 LES DÉCEMBRISTES d’être vu par Michka, son valet. Il sentait qu’en présence de Michka, dont il connaissait l’esprit effronté et rusé, il n’aurait pas le courage de s’approcher d’Ivan Fédotov. Du doigt il appela Michka. — Qu’ordonnez-vous? — Je t’en prie, mon cher, va me chercher le petit tapis de la voiture ; c’est très humide pour les jambes. — J’obéis. Dès que Michka partit, Ivan Petrovitch s’approcha d’Ivan Fedotov. Celui-ci, à l’approche du maître, était devenu timide comme un coupable. La timidité et la hâte de ses mouvements faisaient un contraste étrange avec son visage sévère, ses cheveux d’acier, bouclés, et sa barbe. — Voulez-vous un cierge de dix kopeks? dit-il ' en soulevant la boite et ne jetant sur le maître que de rares regards de ses beaux yeux. — Non, ce n’est pas un cierge qu’il me faut, Ivan. Je te demande de me pardonner au nom du Christ, si je t’ai offensé. Pardonne-moi au nom du Christ, — répéta Ivan Pétrovitch en saluant bas. Ivan Fedotov, devenu tout à fait timide, s’empressait ; mais enfin, ayant compris, il sourit tendrement — Que Dieu te pardonne, dit-il. Il semble qu’on n’a rien d’injuste à te reprocher. Que Dieu te pardonne. On n’a rien d’injuste...—répéta-t-il hâtivement. LES DÉCEMBRISTES 281 — Quand même... — Que Dieu te pardonne, Ivan Petrovitch. Alors, vous voulez deux cierges de dix kopeks? — Oui, deux. — Voilà un ange, un vrai ange ! Demander pardon à un vil paysan ! Oh, Seigneur ! ce sont des anges! — se mit à dire la veuve du diacre, couverte d’une vieille capote et d’un châle noirs. — Et en effet, nous devons comprendre. — Eh ! Paramonovna ! fais-tu aussi tes dévotions ? Hein ? Pardonne aussi au nom du Christ ! — lui dit Ivan Petrovitch. — Dieu pardonnera, petit père, mon ange, mon bienfaiteur. Laisse-moi baiser ta main. — Eh bien, assez, assez. Tu sais que je n’aime pas ça, — dit Ivan Petrovitch, en souriant. Et il se dirigea vers le chœur. Comme toujours à la paroisse Izlegostchï, le service n’était pas long, d’autant plus qu’il y avait peu de dévots. Quand, après le Pater Noster, les portes du chœur se refermèrent, Ivan Petrovitch jeta un regard vers la porte nord pour appeler Michka et ôter sa pelisse. Le prêtre, apercevant ce mouvement fît, avec colère, des signes au diacre. Celui-ci courut presque pour appeler le valet Mi- khaël. Ivan Petrovitch était d’assez bonne humeur, 282 LES DÉCEMBRISTES mais cette servilité et l’expression déférente du prêtre qui officiait l’indisposèrent. Ses lèvres minces, arquées, rasées, se courbèrent davantage. Ses bons yeux prirent une expresion railleuse. Comme si j’étais son général », pensa-t-il ; et aussitôt il se rappela les paroles d’un instituteur allemand qu’il avait amené une fois avec lui dans le sanctuaire pour voir un service russe. Cet Allemand l’avait fait rire et avait fâché sa femme en disant Der Pop war ganz bose , das ich ihm Ailes nachgesehen batte I. Il se rappela aussi qu’un jeune Turc avait répondu qu’il n’y avait pas de Dieu puisqu’il en avait mangé le dernier morceau. >» Et moi je fais la communion, — pensa-t-il, et, en fronçant les sourcils, il salua. Débarrassé de sa pelisse d’ours, en frac bleu aux boutons clairs, une large cravate blanche et gilet blanc, en pantalons étroits, dans des bottes pointues et sans talons, de son allure douce, modeste, légère, il s’approcha des icônes paroissiales. Ici encore il fut l’objet de la même déférence des communiants qui lui cédèrent la place. Comme si l’on disait après vous s’il en reste, » pensa-t-il, en saluant de côté jusqu’à terre avec la même gaucherie, qui provenait de ce qu’il lui fallait trouver le juste milieu entre l’ir- 1 Le prêtre était tout à fait fâché que j'eusse tout vu. LES DÉCEMBRISTES 283 respect et la bigoterie. Enfin les portes s’ouvrirent. Après le prêtre, il récita la prière en répétant ; Gomme un brigand. » On lui couvrit sa cravate avec la pale et il reçut l’hostie et l’eau tiède dans l’antique coupe et disposa dans le petit plateau des pièces neuves de vingt kopecks. 11 écouta les dernières prières, baisa la croix, puis, reprenant sa pelisse, il sortit de l’église et reçut les félicitations avec le sentiment agréable d’une cérémonie finie. En sortant de l’église, il se rencontra de nouveau avec Ivan Fédotov. — Merci ! merci, — répondit-il aux félicitations. — Eh bien quoi ! On laboure bientôt? — Les garçons sont partis. Ils sont partis, les garçons, — prononça Ivan Fédotov avec un air plus craintif qu’ordinairement. Il pensait qu’Ivan Petrovitch savait où les paysans d'Izlegostchi étaient allés labourer. — Je crois qu’il fait encore trop humide. Il fait encore humide, je crois. Ce n’est pas encore le moment, c’est trop tôt. Ivan Pétrovitch alla visiter le monument funéraire de son père et de sa mère, s'inclina profondément et, avec l’aide du valet, s’assit dans la voiture attelée de six chevaux, avec un conducteur d devant. — Eh bien, Dieu soit loué! — fit-il, balancé sur les ressorts moelleux, ronds, en regardant le ciel printanier et les nuages rapides, la terre 284 LES DÉCEMBRïSTES dénudée, les taches blanches de la neige, qui n’était pas encore fondue, la queue nouée du bricolier ; il respirait l’air frais du printemps particulièrement agréable après l’atmosphère de l’église. Dieu soit loué que j’aie communié, et Dieu soit loué qu’on puisse priser. » Et il tira sa tabatière. Pendant longtemps il garda sa prise, en souriant, et de cette main qui tenait la prise, sans la laisser échapper, il soulevait le chapeau en réponse aux saluts profonds des gens qui sortaient à sa rencontre et particulièrement des femmes qui lavaient les tables et les bancs devant leurs portes, pendant que la voiture, au grand trot de ses six chevaux, roulait dans la boue le long de la rue du village Izlégost- chi ! Ivan Petrovitch tenait sa prise en escomptant le plaisir de la humer non seulement le long du village, mais jusqu’au passage d’un endroit dangereux de la descente, où les cochers ne passaient pas sans une appréhension évidente. Le cocher prit solidement les guides, s’installa commodément sur son siège et cria au conducteur de devant de tenir dans la direction de la glace. Quand ils eurent dépassé le pont, par le creux, et furent hors de Ja glace rompue et de la boue, Ivan Petrovitch, en regardant voler deux vanneaux quise soulevaient vers les deux, huma sa prise, et sentant la fraîcheur, LES DÉCEMBRISTES 285 mit ses gants, s’enveloppa bien, plongea son menton dans sa haute cravate et dit presqu a haute voix Bon ! » C’est ce qu’il se disait furtivement quand il se sentait bien. Durant la nuit il avait neigé, et quand Ivan Petrovitch se dirigeait vers l’église, elle n’était pas encore fondue, mais ramollie. Maintenant bien que le soleil n’eùt pas encore paru, toute la neige ôtait déjà absorbée par l’humidité et sur la grand’route, où il fallait parcourir trois verstes jusqu’au tournant de Tchirakovo, la neige blanchissait seulement l’herbe de l’année passée; sur le chemin vicinal les chevaux marchaient dans la boue collante. Mais les bons et gros chevaux de son haras, bien nourris, tiraient très facilement la voiture et elle paraissait rouler d’elle-mème en laissant une trace noire sur la boue. Ivan Petrovitch s’abandonnait à des pensées agréables. Il pensait à sa maison, à sa femme, à sa fille, Macha, joyeuse m’attendra sur le perron, elle verra en moi tant de sainteté ! Une fille étrange, charmante, seulement elle prend déjà les choses trop à cœur, et mon rôle d’homme important qui doit tout savoir, me devient déjà pénible et ridicule. Si elle savait que je la crains? » pensait-il, et Catherine sa femme sera probablement de bonne humeur aujourd’hui. Elle sera exprès de bonne humeur et la journée sera bonne. Ce ne sera pas comme la semaine dernière, à cause des paysannes de 286 i'i ’À&i ' i • Il ÈtiX I -ir’ai'lftl i \ V*i il m I I ,. liéi. LES DÉCEMBRISTES Prochkino. Une créature étonnante! Et comme je la crains, mais que faire, elle n’est jamais contente! Et il se rappelait la fameuse anecdote du petit veau. Un propriétaire qui se querellait avec sa femme, s’assit près de la fenêtre, et en apercevant un petit veau qui courait il dit Je te marierai ! » Et de nouveau, il sourit, résolvant par habitude toute querelle, tout malentendu, par une plaisanterie se rapportant en général à lui-mème. A la troisième verste, près de la chapelle, le conducteur de devant prit à gauche, et le cocher cria après lui parce qu’il avait tourné si sec que les chevaux du milieu étaient poussés par la flèche, et la voiture roula tout le reste du chemin toujours en pente. Avant d’arriver à la maison, le conducteur de devant se tourna vers le cocher et lui indiqua quelque chose. Le cocher se tourna vers le valet et le lui montra aussi. Tous regardaient du même côté. — Que regardez-Ÿous? demanda Ivan Petrovitch. — Des oies, — dit Mikhaïlo. — Où? Il avait beau cligner des yeux il ne voyait rien. — Mais voilà... Voici la forêt, là-bas, le nuage, alors veuillez regarder entre... Ivan Petrovitch ne voyait rien. — Oui, c’est déjà le moment. Cette année la route deviendra impraticable une ^semaine avant l’Annonciation. LES DÉCEMBRISTES 287 — Parfaitement. — Eh bien ! Va ! En approchant d’un endroit dangereux, Michka descendit de derrière la voiture, et examina le chemin, puis il remonta, et la voiture passa heureusement la digue de l’étang et roula dans l’allée, passa devant le cellier, la buanderie, d’où l’eau coulait du toit goutte à goutte, et, en roulant, s’arrêta fièrement devant le perron. La calèche des Tcher- nichov venait de sortir de la cour. Des domestiques parurent aussitôt le sombre vieillard à favoris, Danilitch, Nicolas, frère de Mikhaïlo, un jeune garçon Pavlouchka, derrière, une fillette aux grands yeux noirs, les bras rouges, nus jusqu’au coude, et le cou aussi nu. — Maria Ivanovna! Maria Ivanovna ! Où allez- vous? Votre mère sera inquiète. Vous avez le temps. — C’était la voix de la grosse Catherine. Mais la fillette ne l’écoutait pas. Comme le père s’y attendait, elle le prit par la main et, le regardant d’un air particulier, elle lui demanda, presque craintivement — Eh bien ! Petit père, as-tu communié ? — Oui. Me croyais-tu si grand pécheur qu’on ne pût me donner la communion ? La jeune fille parut attristée de la plaisanterie de son père, en un moment si solennel. Elle soupira et le suivit en lui tenant la main qu’elle baisait. — Qui est venu? “288 LES DÉCEMBRISTES — Le jeune Tchernichov. Il est au salon. — Ta mère est-elle levée ? Comment va-t-elle ? — Elle va mieux aujourd’hui. Elle est en bas. Dans une chambre Ivan Petrovitch fut rencontré par la vieille bonne Euphrasie, par l’intendant André Ivanovitch et l’arpenteur, qui habitait là pour mesurer les terres. Tous félicitèrent Ivan Petrovitch. Il y avait au salon Louise Karlovna Trougoni, une émigrante, institutrice, amie de la maison depuis dix ans, et un jeune homme de seize ans, Tchernichov, avec son précepteur français. TROISIÈME FRAGMENT variante du premier chapitre Le 2 août 1817, le litige entre les paysans du Trésor 1 du village Izlegostchï et M. Tcherni- chov, au sujet d’un terrain, était tranché, au sixième département du Sénat 2, au profit des paysans, contre Tchernichov. Cette décision était pour lui un événement malheureux, grave, inattendu. Cette affaire traînait depuis cinq ans. Commencée par le délégué du riche village de trois mille habitants, Izlegostchï, les paysans l’avaient gagnée au tribunal du district. Mais sur le conseil d’un serf, homme d’affaires, Ilia Mitrofanov, acheté chez le prince Saltikov, le prince Tchernichov porta l’af- 1 Se reporter à la note 2, page 2*2. 2 En Russie, le Sénat joue le rôle d'instance judiciaire suprême. Tolstoï. — vi. — Les Décembristes. 19 290 LES DÈCEMBRISTES faire au tribunal de province et la gagna; en outre six des paysans d’Izlegostchï, qui avaient injurié l’arpenteur, étaient mis en prison. Après cela, le prince Tchernichov, avec son insouciance habituelle, ne s’occupa plus de rien, d’au - tant plus qu’il savait pertinemment qu’il n’ usurpait » point de terre aux paysans, comme il était dit dans leur requête. Si la terre était usurpée », c’était par son père et, depuis, plus de quarante ans s’étaient écoulés. Il savait que les paysans d’Izle- gostchï vivaient très bien sans cette terre, qu’ils n’en avaient pas besoin, qu’ils s’étaient montrés pour lui de bons voisins et il ne pouvait comprendre pourquoi, maintenant, ils étaient si montés contre lui. Il était persuadé de n’avoir offensé personne ni d’avoir voulu le faire; il avait toujours vécu en paix avec tous et ne désirait que cela, c’est pourquoi il ne pouvait croire qu’on eût le désir de l’offenser. Il abbhorait le dédale de la procédure, et ne fit aucune démarche au Sénat, malgré les conseils et les exhortations d’ilia Mitrofanov, son homme d’affaires. Il laissa passer le délai de l’appel et perdit l’affaire au Sénat ; il la perdit si bien qu’il ne lui restait que la ruine. D’après l’arrêt du Sénat, non seulement on lui prenait cinq mille déciatines de terre, mais pour la possession illicite de cette terre il devait verser aux paysans cent sept mille roubles. Le prince Tchernichov possédait huit mille âmes, mais tous ses domaines étaient hypo- LES DÉCEMBRISTES 291 4^ théqués, et il avait beaucoup de dettes. Ce jugement le ruinait ainsi que toute sa nombreuse famille. Il avait un fils et cinq filles. Il se ressaisit quand il était déjà tard pour faire des démarches au Sénat. Selon Ilia Mitrofanov il n’y avait qu’un moyen de salut donner la requête à l’Empereur et transmettre l’affaire au Conseil d’empire. Pour cela il fallait solliciter personnellement quelques ministres et des membres du Conseil, et, ce qui serait encore mieux, l’Empereur lui-mème. Une fois convaincu, le prince Grigori Ivanovitch quitta en automne 1817, son domaine préféré, Stoudienetz, où il vivait, sans bouger, avec sa famille, et partit à Moscou. Il partit à Moscou et non à Pétersbourg parce que, cet automne, l’Empereur, avec toute sa cour, tous les grands dignitaires et une partie de la garde, où servait le fils de Grigori Ivanovitch, devait venir à Moscou pour poser la première pierre de la cathédrale du Saint-Sauveur érigée en commémoration de la retraite des Français de la Russie. Dès le mois d’aoùt, aussitôt après la terrible nouvelle de la décision du Sénat, le prince Grigori Ivanovitch prépara son départ pour Moscou. Le majordome fut envoyé à l’avance pour préparer son hôtel de l’Arbate, avec un convoi de meubles, de domestiques, de chevaux, de voitures, de provisions. 292 LES DÉCEMBRISTES En septembre, le prince avec toute sa famille, dans sept voitures — conduites par ses propres chevaux, arriva à Moscou et s’installa dans son hôtel. Les parents, les connaissances, les amis de province et de Pétersbourg, commençaient à arriver à Moscou. La vie à Moscou avec ses plaisirs, l’arrivée du fils, les sorties des filles et les succès de l’ainée Alexandra, la seule blonde parmi toutes les brunes Tcher- nichov, ont tant occupé et distrait le prince, que, tout en dépensant peut-être le seul argent qui lui resterait après avoir tout payé aux paysans, il oubliait son affaire. Il était même contrarié quand Ilia Mitrofanov lui en parlait, et il n’entreprenait encore rien pour la mener à bien. Ivan Mironovitch Baouchkine, le délégué principal des paysans qui, avec tant d’opiniâtreté, avait mené l’affaire au Sénat contre le prince, lui qui connaissait tous les tours et détours pour arriver aux secrétaires et chefs de bureau, lui qui avait si intelligemment distribué à Pétersbourg les dix mille roubles réservés par les paysans pour les pots de vin, lui aussi cessait ses démarches et retournait au village, où, avec l’argent reçu en récompense, joint à celui qui lui restait des pots de vin, il acheta un bois chez le propriétaire voisin et y installa un bureau. L’affaire était maintenant décidée par le tribunal supérieur et devait marcher d’elle-même. Parmi toutes les personnes mêlées à cette affaire, elle n’inquiétait plus que les six paysans empri- LES DÉCEMBRISTES 293 sonnés depuis déjà sept mois, et leurs familles, restées sans chefs. On ne pouvait rien pour eux. Ils étaient internés dans la prison de Kraznoslo- botsk et leurs familles tâchaient à se tirer d’affaire sans eux. On ne pouvait prier personne. Ivan Miro- novitch lui-même, déclara qu’il ne pouvait se charger de telles démarches, que ce n’était pas l’affaire de la commune, qu’il ne s’agissait pas d’une affaire civile mais d’une affaire criminelle. Les paysans restèrent en prison et personne ne tenta rien en leur faveur. Mais seule la famille de Mikhaïl Guerrasi- mitch, surtout la vieille femme Tikhonovna, ne pouvait se faire à l’idée que son trésor, son vieux Guerrasimitch était en prison, le crâne rasé. Elle pria Mironitch d’intervenir. Il refusa. Alors elle résolut d’aller elle-même prier Dieu pour son vieux. Depuis une année déjà elle avait promis d’aller prier les reliques des saints, mais toujours, faute de temps et peu désireuse de confier le ménage à ses jeunes brus, elle remettait à l’année prochaine. Mais quand arriva le malheur, quand Guerassi- mitch fut mis en prison, elle se rappela sa promesse, laissa là le ménage et, avec la femme du diacre de leur village, se prépara à partir en pèlerinage. Elles allèrent d’abord à la ville du district, à la prison où était le vieux, et lui remirent des chemises ; de là, en traversant le chef-lieu, elles se rendirent à Moscou. 294 LES DÉCEMBRISTES En route Tikhonovna raconta son malheur. La femme du diacre lui conseilla de prier le tzar qui, avait-on dit, serait à Penza, et elle lui raconta plusieurs cas de grâces. A Penza les pèlerines reconnurent que ee n’était pas le tzar qui venait d’arriver, mais son frère, le grand-duc Nicolas Pavlovitch. À la sortie de la cathédrale de Penza, Tikhonovna se mit en avant, tomba aux genoux du grand-duc et le supplia d’intercéder pour son mari. Le grand-duc fut étonné ; le gouverneur de la province se fâcha et la vieille fut emmenée au poste. Le lendemain Tikhonovna fut remise en liberté, et partit plus loin, au couvent de la Trinité. Tikhonovna fit ses dévotions à l’église et communia chez le père Païssi. A confesse, elle lui raconta son malheur et avoua qu’elle avait remis une supplique au frère du tzar. Le père Païssi lui dit que ce n’était point un péché, qu’il n’est pas péché de supplier le tzar pour une affaire juste et lui donna l’absolution. A Khotkov, elle alla visiter une innocente qui lui conseilla d’implorer le tzar lui-même. - Au retour, Tikhonovna, avec la femme du diacre, passa à Moscou, pour visiter les reliques. Elle apprit que le tzar était à Moscou, et elle pensa que c’était Dieu lui-même qui lui ordonnait de le supplier. 11 fallait seulement écrire lasupplique. A Moscou, les pèlerines s’arrêtèrent dans une auberge. Elles demandèrent à passer la nuit, on les LES DÉCEMBRISTES 295 laissa. Après le souper, la femme du diacre se coucha sur le poêle, et Tikhonovna, mettant son sac sous sa tête, s’allongea sur le banc et s’endormit. Le matin, à l’aube, Tikhonovna se leva et éveilla la femme du diacre. Dans la cour le portier l’interpella — Tu t’es levée matin, grand’mère ! — Avant que nous soyons rendues, mon cher, le service commencera, — répondit Tikhonovna. — Dieu te bénisse, grand’mère. — Que Christ te sauve ! dit-elle. Et les pèlerines se dirigèrent vers le Kremlin. Après avoir entendu les matines et la messe et baisé la sainte icône, les vieilles, en trouvant à grand peine le chemin, arrivèrent à la maison des Tchernichov. La femme du diacre disait que la vieille dame lui avait ordonné de venir absolument et qu’elle recevait toutes les pèlerines. — Et là-bas nous trouverons un brave homme qui écrira la supplique, avait-elle ajouté. Les pèlerines s’étaient mises à errer dans les rues, en demandant leur chemin ; la femme du diacre y était allée une fois, mais elle l’avait oublié. Deux fois on faillit les écraser ; on criait après elles, on les invectivait ; une fois le gardien prit la femme du diacre par l’épaule et la poussa en lui défen- 296 LES DECEMBRISTES dant de passer dans cette rue et la dirigea dans des ruelles. Tikhonovna ne soupçonnait pas qu’on les avait chassées de Vozdvijenka parce que, dans cette rue même, devait passer le tzar objet de ses pensées, à qui elle voulait écrire et remettre la supplique. La femme du diacre marchait comme toujours d’un pas lourd et fatigué. Tikhonovna avait, comme à l’ordinaire, l’allure rapide et légère d’une jeune femme. Les pèlerines s’arrêtèrent près de la porte cochère. La femme du diacre ne reconnaissait pas la cour. Il y avait une izba neuve qui ne s’y trouvait pas autrefois. Mais quand la femme du diacre aperçut le puits avec la pompe, dans le coin de la cour, elle la reconnut. Les chiens se mirent à aboyer et à se jeter sur les vieilles qui tenaient un bâton. — C’est rien, petite tante, ils ne mordent pas. IIou ! les canailles ! cria le portier aux chiens qu’il menaça d’un balai. Voilà, eux-mêmes sont du village et ils se jettent sur les campagnardes. Venez par ici, autrement vous allez vous tremper. Dieu n’envoie pas de gelée. La femme du diacre, effrayée par le chien, pour provoquer la pitié, en geignant, s’assit sur un petit banc, près de la porte, et demanda au portier de la conduire. Tikhonovna salua le portier, et s’appuyant sur son bâton, les pieds écartés, elle s’arrêta près d’elle, comme toujours regardant tran- LES DECEMBRISTES 297 quillement devant elle en attendant le portier qui s’approchait. — Que voulez-vous ? — demanda-t-il. — Ne m’as-tu pas reconnue, mon cher ! Tu es Egor, n’est ce pas ? — dit la femme du diacre. — Nous avons été voir les reliques et maintenant nous venons chez Son Excellence. — D'Izlegostchi?— demandale portier. —Vous êtes la femme du vieux diacre ? Gomment donc. Bien, bien. Entrez dans l’izba. Chez nous on reçoit, on ne refuse personne. Et celle-ci qui est-ce ?— 11 désignait Tikhonovna. — Aussi d’Izlegostchi, la femme de Guerassime, Fadéiéva. — Tu connais, je pense? répondit Tikhonovna. Je viens aussi d’izlegostchi. — Ah oui ! Mais quoi, on dit qu’on a mis le vôtre en prison ! Tikhonovna ne réponditrien, elle soupira seulement, et d'un mouvement brusque ajusta sur son dos son sac et sa pelisse. La femme du diacre demanda si la vieille dame était à la maison. Sur la réponse affirmative elle pria de les annoncer. Puis elle s’informa de son fils qui, par la bonté du prince, était fonctionnaire à Pétersbourg. Le portier ne savait rien. Il les conduisit dansl’izba des domestiques, en passant sur les planches placées dans la cour. Les vieilles entrèrent dans l’izba pleine de gens, de femmes, 298 LES DÉCEMBRISTES d’enfants, de vieux et de jeunes domestiques, et prièrent en tournant leurs regards vers le coin saint. La blanchisseuse et la femme de chambre de la vieille dame reconnurent aussitôt la femme du diacre. Elîes l’entourèrent en l’accablant de questions. On lui prit son sac, on l’installa devant la table et on lui offrit à manger. Cependant, Tikhonovna, se signant devant les icônes et saluant tout le monde, était debout près de la porte et attendait l’invitation. Près de la porte et de la première fenêtre, un vieillard, assis, cousait des bottes. — Assieds-toi, grand’mère. Pourquoi restes-tu debout ? Assieds-toi. Ote ton sac, — dit-il. — On ne peut pas se retourner comme ça ; où s’asseoir? Conduis-la dans l’izba des ouvriers, — dit quelqu’un. — En voilà une dame de Chalmet, — fit un jeune valet en montrant les petits coqs dans le dos du touloupe de Tikhonovna. — Et quels bas ! quels souliers ! Il montrait les lapti , une nouveauté pour Moscou. — Tu en auras de pareils, Paracha. — Eh bien I s’il faut y aller, allons. Viens, je te conduirai. — Et le vieux, posant son alêne, se leva. Mais apercevant une fillette, illui cria de conduire la vieille dans l’autre izba. LES DÉCEMBRISTES 299 Non seulement Tikhonovna ne faisait pas attention à ce qu’on disait et faisait autour d’elle, elle ne voyait et n’entendait rien. Depuis quelle avait quitté sa maison, elle était pénétrée de la nécessité de travailler pour Dieu et d’une autre nécessité, venue en son âme elle ne savait elle-même quand la nécessité de transmettre la supplique. En sortant de l’izba des domestiques, elle s’approcha de la femme du diacre et lui dit — N’oublie pas mon affaire, au nom du Christ, mère Paramonovna. Demande s’il n’y a pas quelqu’un. —. Que veut-elle, la vieille ? — Voilà, on lui a fait une injustice et les gens lui ont conseillé de remettre une supplique au tzar. —- Alors il faut la conduire tout droit au tzar, — dit le valet en plaisantant. — Àh! quel imbécile ! fit le vieux cordonnier. Si je prends une forme, je ne regarderai pas à ton habit. Alors tu apprendras à te moquer des vieillards ! Le valet commença à murmurer ; mais sans l’écouter, le vieux emmena Tikhonovna. Tikhonovna était contente de n’être plus dans l’izba des domestiques, elle préférait celle des cochers. Dans l’izba des domestiques, tout était trop 300 LES DÉCEMBRISTES propre, tout le monde était propre et Tikhonovua se sentait mal à l’aise. L’izba des cochers était plus semblable à celles des paysans. Tikhonovna s’y trouvait mieux. Cette izba, construite en sapin, avait huit archines avec un grand poêle, des bancs, un plancher neuf taché de boue. Quand Tikhonovna entra dans l’izba, une cuisinière, une serve, blanche, rouge, grasse, les manches de sa robe de coton retroussées, à grand peine remuait avec des pincettes le pot dans le four. Il y avait aussi un jeune cocher qui apprenait à jouer de la balalaïka, un vieux à barbe blanche, assis sur la planche, pieds nus et qui, tenant de la soie entre ses lèvres, cousait quelque chose de fin et de joli ; un jeune homme ébouriffé, brun, en chemise et pantalon bleu, le visage grossier, était assis sur un banc, près du poêle, et, la tête appuyée sur ses mains, accoudé sur les genoux, il mâchait du pain. La petite Nastia, pieds nus, les yeux brillants, accourut à pas légers devant la vieille, poussa la porte collée par la vapeur et grinça de sa voix aiguë — Tante, Marina! Simonitcht a envoyé cette vieille. Elle ordonne de lui donner à manger. Elle est de notre pays. Avec la vieille Para- monovna, elle est allée aux saintes reliques. Pa- ramonovna boit du thé. Vlasslievna en a envoyé chercher... LES DÉCEMBRISTES 301 La petite bavarde ne s’arrêta pas de sitôt. Les paroles coulaient d’elles-mêmes. On voyait qu’elle éprouvait du plaisir à entendre sa voix. Mais Marina tout en sueur près du poêle et qui n’avait pu déplacer le pot de stchi 1, cria après elle ! — Ah ! diable ! Assez bavarder. Quelle vieille faut-il encore nourrir? On peut à peine rassasier les siens. Que le diable l’emporte ! cria-t-elle au pot, qui faillit tomber en le remuant d’où il était. Mais se calmant pour le pot, elle se retourna et aperçut Tikhonovna proprette, avec son sac et son habit de campagnarde, qui se signait et saluait du côté des icônes. Aussitôt elle eut honte de ses paroles, et comme remise de ses préoccupations, elle toucha sur sa poitrine les boutons de son corsage, et vérifia s’ils étaient bien boutonnés. Puis elle tira en arrière le nœud du fichu qui couvrait sa tête pommadée et s’arrêta, appuyée sur les pincettes, en attendant le salut de la proprette vieille. Ayant salué très bas pour la dernière fois, Tikhonovna se tourna et salua de trois côtés. — Que Dieu vous aide 1 Bonjour, — dit-elle. — S’il vous plaît, petite tante, — fit le tailleur. — Merci, grand’mère, ôte ton sac. Tiens ici, ici, dit la cuisinière en désignant le banc où était assis 1 Stchi sorte de soupe aux choux, 302 LES DÉCEMBRISTES l’homme ébouriffé. — Ecarte-toi un peu, hein ! On dirait qu’il est cloué ! Le garçon ébouriffé fronça les sourcils encore plus méchamment et se leva. Il s’éloigna sans quitter des yeux la vieille et en continuant à mâcher. Lejeune cocher salua, cessa de jouer et se mit à accorder sa balalaïka, en regardant, tantôt le vieux, tantôt le tailleur, ne sachant quelle attitude prendre envers la vieille. Il se demandait s’il fallait être respectueux parce que la vieille était habillée comme sa mère et sa grand’mère c’était un postillon pris parmi les paysans, ou moqueur, ce qui lui semblait conforme à sa situation actuelle, son cafetan bleu et ses bottes. Le tailleur, clignant un œil, semblait sourire en tirant l’aiguillée de soie de sa bouche il regardait aussi. Marina préparait un autre pot; malgré cette occupation elle observait la vieille, son habileté pour ôter le sac en ne touchant personne et le mettre sous le banc. Nastenka accourut près d’elle et l’aida elle tira de dessous le banc les bottes qui empêchaient le sac de s’y loger. — Oncle Pancrate, fit-elle à l’homme à l’air sombre, je mettrai les bottes ici. Ça ne fait rien ? — Le diable les emporte ! Jette-les même dans le poêle ! — fit-il en les lançant dans un coin. — C’est bien, Nastka, tu es sage, — dit le tailleur. Il faut toujours soigner un voyageur. — Que Christ te sauve, ma fille. C’est bien, LES DÉCEMBRISTES 303 dit Tikhonovna. Seulement on te dérange, mon cher, — s’adressa-t-elle à Pancrate. — Ce n’est rien. Tikhonovna s’assit sur le banc, ôta son pardessus, le plia soigneusement, et commença à se déchausser. D’abord elle dénoua les cordes, qu’elle- mème avait soigneusement préparées pour le pèlerinage ; ensuite, avec précaution, elle enleva ses chaussons de feutre blanc, les plia et les mit dans le sac. Au moment où elle déchaussait le second pied, la maladroite Marina accrocha de nouveau le pot qui se renversa, et de nouveau elle se mit à injurier quelqu’un en essayant de le rattraper avec les pincettes. — Evidemment le fond est brûlé, ma fille. Il faudrait le réparer, — dit Tikhonovna. — En ai-je le temps ! On prépare deux fois le pain par jour. On tire l’un, on met l’autre. A propos de la plainte de Marina sur le pain et le fond du pot brûlé, le tailleur se mit à défendre les habitudes de la maison de Tchernichov et raconta qu’on était arrivé à l’improviste à Moscou, que toute l’izbaet le poêle avaient été construits en trois semaines, qu’il y avait une centaine de domestiques et qu’il fallait préparer à manger pour tous. — C’est connu. Beaucoup de soucis. Une grande maison ! confirma Tikhonovna. — D’où Dieu vous amène-t-il, grand’mère ? — demanda le tailleur. 301 LES DECEMBRISTES Tikhonovna, tout en finissant de se déchausser, raconta d’où elle venait, et comment elle retournait chez elle. Elle ne parlapas delà supplique. La conversation ne cessait pas. Le tailleur apprit tout ce qui concernait la vieille, et celle-ci apprit tout de la maladroite et belle Marina elle apprit que c’était la cuisinière, femme d’un soldat, que le tailleur confectionnait des cafetans pour les cochers; que la fillette, une orpheline, faisait les commissions; que le sombre Pancrate était domestique de l’intendant Ivan Vassilievitch. Pancrate sortit de l’izba en claquant la porte. Le tailleur expliqua que c’était un homme grossier, mais qu’aujourd’hui il était pire, parce que chez l’intendant il avait cassé quelque objet sur la fenêtre et que, pour ce fait, on allait le fouetter à l’écurie. Voilà Ivan Vassilievitch va venir et on le fera fouetter. Elle sut enfin que le petit cocher a vait été pris chez les paysans pour être postillon, mais qu’étant devenu grand, il n’avait plus qu’à nettoyer les chevaux et jouer de la balalaïka, et qu’il n’était pas très fort. APPENDICE Toestoï. — vu — Appendice. s„v ÈBA c y&vUi •.; ••' y-Zsr&r. 4 ^* v $ , ki*vf . APPENDICE i Les œuvres comprises dans ce volume terminent cette période préparatoire de l’activité littéraire de Tolstoï, cette période de calme après laquelle éclate la tempête produite dans le monde littéraire par le roman Guerre et Paix. Trois Morts. — On sait peu de choses du premier récit, Trois Morts. Les meilleurs critiques de l'époque ne le mentionnent qu’en passant. Il fut écrit en 1859 et inséré dans la Bibliothèque de lecture», éditée par Droujinine. Polikouchka. — Sur le récit Polikouchka » on trouve l’opinion ci-dessous de Tourgueniev, dans une lettre adressée à Feten 1864 J’ai lu Poli- 308 APPENDICE kouchka de Tolstoï. Je suis étonné de la force de ce grand talent. Seulement il y a mis trop de matériel. Il a noyé inutilement le nourrisson. C’est déjà trop horrible. Mais il y a des pages vraiment admirables! Même jusqu’au frisson dans la moelle épinière qui chez nous est déjà assez grossière et rude. Un maître, un vrai maître ! » Kholslomier. — Kholslomier , écrit en 1861, ne parut qu’en 1886 dans la nouvelle édition 5 e des œuvres complètes de Tolstoï ; ainsi il resta un quart de siècle dans le portefeuille de l’auteur. Les Décembristes. — Le roman commencé, Les Décembristes, a une histoire dont nous croyons utile de dire quelques mots. Dans l’édition russe des œuvres complètes de Tolstoï, les fragments de ce roman sont accompagnés de la note suivante de l’éditeur Ces trois fragments du roman Les Décembristes furent écrits avant que l’auteur eût commencé Guerre et Paix. 11 pensait alors écrire un roman dont les personnages principaux devaient être les Décembristes. Mais en essayant de reconstituer l’époque des Décembristes, il se transporta en pensée à l’époque précédente, au passé de ses héros. Peu à peu l’auteur élargissait de plus en plus les sources des événements qu’il pensait décrire la famille, l’éducation, les conditions sociales, et celles des APPENDICE 309 personnages qu’il avait choisis. Enfin il s’arrêta à l’époque de la guerre contre Napoléon qu’il a dépeinte dans Guerre et Paix. A la fin de ce roman, on voit déjà les indices du mouvement qui aboutit aux événements du 14 décembre 1825. Plus tard l’auteur reprit Les Décembristes et refit deux autres commencements insérés ici. Telle est l’origine des fragments de ce roman qui ne sera sans doute jamais terminé 1. » Dans les Souvenirs » de M. S. Bers, frère de la comtesse Tolstoï, nous trouvons à propos de ce roman les renseignements suivants, fort intéressants Léon Nikolaievitch avait à sa disposition non seulement ce qui était écrit sur l’histoire de la révolte de Décembre, mais quantité de documents de famille mémoires, lettres qu’on lui avait confiés sous condition de garder les secrets de famille. Pendant l’hiver 1877-1878, il allaà Pétersbourg pour voir la forteresse de Pierre et Paul. 11 raconta à ses amis que l’alphabet des sons, employé par les pri-. sonniers, avait été créé par les Décembristes Quand défense leur fut faite de communiquer entre eux de telle manière, ils étaient arrivés à une telle habileté qu’ils causaient en promenade en frappant sur la haie avec une petite baguette, sans que les gar- 1 Édition russe. Œuvres Complètes , tome III, page 53o. 310 APPENDICE diens s’en aperçussent. Léon Nikolaievitch racontait aussi, avec les larmes aux yeux, qu’un décem- briste enfermé dans la forteresse avait une fois appelé un soldat de garde et, lui donnant le reste de son argent, lui avait demandé d’aller lui acheter une pomme. Le garde rapporta une belle corbeille de fruits et l’argent. Le marchand avait fait ce présent quand il avait su qui était le détenu. Le décembriste, Lounine, colonel du régiment de la garde, étonnait Léon Nikolaievitch par son énergie inébranlable et ses sarcasmes. Dans une lettre envoyée du bagne à sa sœur qui se trouvait à Pétersbourg, il se moquait de la nomination du comte Kissiliov comme ministre. Cette lettre devait passer par le chef des travaux et fut connue à Pétersbourg. Lounine fut, pour ce fait, attaché aune brouette. Néanmoins le directeur du bagne, un lieutenant- colonel, d’origine allemande, chaque jour, après l’inspection des travaux, sortait et riait longtemps en s’en allant. C’était Lounine qui savait le faire si bien rire, — attaché à sa brouette, — en travaillant sous la terre. Mais tout à coup, Tolstoï perdit son enthousiasme pour cette époque. Il jugea que la révolte de Décembre était le résultat de l’influence des émigrants français installés en Russie lors de la Révolution. Des émigrants, en qualité de précepteurs, élevèrent ensuite toute l’aristocratie russe, APPENDICE 311 ce qui explique ce fait que beaucoup des Décem- bristes étaient catholiques. Si tout cela était importé, si ce n’était pas né sur un terrain purement russe, Léon Nikolaievitch n’y pouvait sympathiser 1. » Serguéienko, dans son livre sur Tolstoï, constate la même chose L’une des personnes présentes ayant entendu dire que Tolstoï allait reprendre les Décembristes, l’interrogea à ce sujet. — Non, j’ai laissé ce travail pour toujours, — répondit sans empressement Tolstoï. Et après un silence — ... Parce que je n’y trouve pas ce que j’y cherchais, c’est-à dire l’intérêt humain. Toute cette affaire n’avait pas de racines, — ajouta-t-il avec une nuance d’effort dans la voix et pour effacer la gêne du silence. Il n’aime pas qu’on l’interroge sur ses plans 2. » Sur l’étude que fit Tolstoï de cette époque, nous avons aussi les données d’un décembriste, M. I. Mouraviev-Apostol, à qui Léon Nikolaievitch s’adressa pour se renseigner. Le biographe de Mouraviev dit Quand, il y a quelques années, le comte Tolstoï se proposait d’écrire un roman sur les décern- 1 S. Bers. Sonvenh's sur Tolstoï, page 47. 2 Sergueienko. Comment vit et travaille Tolstoï, page 12. 312 APPENDICE bristes, il venait chez Matthieu Ivanovitch pour l’interroger, prendre des notes et causer avec lui de ses camarades, et Matthieu Ivanovitch exprima plusieurs fois l’assurance que Tolstoï ne pourrait dépeindre l’époque et les gens qu’il avait choisis Pour comprendre notre temps, nos aspirations, il est nécessaire d’avoir pénétré la vraie situation de la Russie de ce temps. Pour présenter sous son vrai jour le mouvement social d’alors, il serait nécessaire de dépeindre exactement tous les maux terribles qui l’ont provoqué. Et le comte L. Tolstoï ne pourra le faire, car le voulût-il on ne le lui permettrait pas. Je le lui ai dit 1 ». 1 L'Antiquité russe , numéro du 10 juillet 1896, II Le récit Trois Morts a deux traductions françaises l’une dans le recueil édité chez Dentu Paysans et Soldats », où ce récit est intitulé Trois façons de mourir » ; l’autre traduction de MM. Ilalperine et Jaubert se trouve dans le volume intitulé La Mort, édité chez Perrin en 1900. Polikouchka a été traduit par M. Halperine et édité chez Perrin, en 1886, dans un volume intitulé Polikouchka et où se trouve aussi Une Tourmente de neige». Le même récit a paru chez M. Albert Savine, traduit par madame Eléonore Tsakny, mais sous le titre Un pauvre Diable , dans un volume intitulé Dernières Nouvelles. Kholstomier. — Ce récit a deux traductions françaises l’une sous le titre Le Roman d’un Cheval », faite par madame Éléonore Tsakny, se trouve dans le volume Dernières nouvelles , édité en 1887 par Albert Savine ; la seconde, celle de M. Halpe- rine-Kaminsky, sous le titre Histoire d'un che- 314 APPENDICE val , » se trouve dans le volume intitulé, on ne sait pourquoi Le Chant du Cygne, édité chez Perrin en 1889. Le roman commencé, Les Décembristes , a aussi deux traductions, l’une incomplète seulement le premier fragment de M. Halperine-Kaminsky, dans le volume précité Le Chant du Cygne ?. L’autre traduction, faite par MM. Tseytline et E. Jaubert, a paru chez Savine en 1889, dans le volume Les Décembristes , accompagné du récit Albert ». p..S.—Dans l’appendice du volume IV nous avons constaté une petite omission au sujet du récit Une rencontre au détachement avec une connaissance de Moscou ; outre la traduction signalée, il y en a une autre due à M. Halperine-Kaminsky. Cette traduction, intitulée Une Rencontre au Caucase », se trouve dans le volume les Imitations ? Paul Ollendorf, 1900. Nous remercions M. F. Fénéon qui nous signale aussi une petite omission dans les notes bibliographiques parmi les traductions de l'Incursion tome III et du Journal d'un Marqueur tome V, nous avons omis de mentionner celles de M. Henry Olivier qui a traduit ces deux nouvelles sous les titres Le Joueur et Récit d'un Voloiitaire, et les a publiées dans cet ordre en un volume édité en 1887, par A. Dupret. P. Birukov. TABLE DES MATIÈRES /.TROIS MORTS, récit 1859. 1 POL1KOUCHKA, nouvelle 1860. 29 X KHOLSTOMIER, histoire d’un cheval 186$'.139 3 LES DÉCEMBRISTES. Fragments d’un roman projeté 1863-1878. 213-304 Premier fragment. 215 Deuxième fragment variante du premier chapitre .272 Troisième fragment variante du premier chapitre. 289 Appendice .305 FIN DU TOME SIXIÈME DES OEUVRES COMPLÈTES DU C te LÉON TOLSTOÏ ÉMILE COLIN IMPRIMERIE DK LAGNY .i * i riV-ÿ-ÎW Sg^Ü £&£& A LA MEME LIBRAIRIE Ouvrage en cours de publication ŒUVRES COMPLÈTES - i* C TE LÉON TOLSTOÏ TRADUCTION LITTÉRALE ET IXTÉGR \LE DE BIENSTOCK d'après les manuscrits originaux de TOLSTOÏ Ont déjà pu ru Tome I cp . — L’Enfance. — L’Adolescence Nouvelles'. Un fort volume in-16, sous couverture illustrée, et orné de deux illustrations. — 50 Tome 11. — La Jeunesse, nouvelle 1855-1857. — La Matinée d’un Seigneur, nouvelle 1852. Un fort volume in-16, sous couverture illustrée et orné d'un portrait de Tolstoï pris en 1848. — Prix. 2 50 Tome IU. — Les Cosaques, nouvelle du Caucase 1852. — L’Incursion, récit d’un volontaire 1852'. — La Coupe en Forêt, récit d'un Junker 1854-1855'. Un fort vol. in-10, sous couverture illustrée, orné d'un portrait de Tolstoï pris en 1851. — Prix. 2 50 Tome IV. — Sébastopol, nouvelle 1854-1856. — Une Rencontre au Détachement, nouvelle 1856. — Deux Hussards, nouvelle 1856. — Préface inédite 1889. Un fort volume in-16, sous couverture illustrée, orné d’un portrait de Tolstoï pris en 1855 et d'un plan de Sébastopol en 1855. — 50 Tome V. — Le Journal d’un Marqueur, nouvelle 1856. — Une Tourmente de neige, récit 1856;. — Albert, récit 185/'. Du Journal du Prince Nekhludov, Lucerne 1857. — Le Bonheur conjugal, roman 1859. Un fort volume in-16, sous couverture illustrée. orné d’un portrait de Tolstoï pris en 1857. — Prix. . . 2 50 Il paraît une œuvre tous les deux mois. iris. — lmp. üemmerîc ;l C* f . P;i artisan <,en£vf mm L'Empereur, sa femme et le petit prince L'Empereur, sa femme et le petit prince est une chanson traditionnelle française de la seconde moitié du XIXe siècle faisant référence à Napoléon III, à l'impératrice Eugénie et au prince impérial[1]. Elle est également connue avec les paroles le roi, la reine et le petit prince. C'est une chanson qu'on utilise pour enseigner les jours de la semaine aux jeunes enfants. Paroles Le texte complet est disponible sur Wikisource - lien ci-contre Lundi matin, L'empereur, sa femme et le p'tit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince. Comme j'étais parti, Le p'tit prince a dit Puisque c'est ainsi nous reviendrons mardi. Mardi matin, etc. Pour finir Dimanche matin, … Puisque c'est ainsi nous reviendrons jamais. D'autres variantes ont Mais comme j'n'étais pas là, le petit prince a dit, Puisque c'est comme ça », etc. Musique Références ↑ Voir . Portail de la musique • section Chanson Dernière mise à jour du contenu le 08/10/2021. Ce chant n'est probablement pas sous licence libre, et appartient à son auteur/éditeur et à ses ayants-droits. Ils doivent être précisés en tête d'article, de même que la licence. Utiliser la page de discussion pour en parler. Cette chanson est chantée notamment par les castors et louveteaux au Canada. Accès direct aux couplets 1 • 2 • 3 • 4 • 5 • 6 • 7 1er coupletLundi matin, le roi, la reine et le p'tit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Mais comme j'nétais pas là Le petit prince a dit Puisque c'est comme ça Nous reviendrons mardi. • 2e couplet Mardi matin, le roi, la reine et le p'tit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Mais comme j'nétais pas là Le petit prince a dit Puisque c'est comme ça Nous reviendrons mercredi. • 3e couplet Mercredi matin, le roi, la reine et le p'tit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Mais comme j'nétais pas là Le petit prince a dit Puisque c'est comme ça Nous reviendrons jeudi. • 4e couplet Jeudi matin, le roi, la reine et le p'tit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Mais comme j'nétais pas là Le petit prince a dit Puisque c'est comme ça Nous reviendrons vendredi. • 5e couplet Vendredi matin, le roi, la reine et le p'tit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Mais comme j'nétais pas là Le petit prince a dit Puisque c'est comme ça Nous reviendrons Samedi. • 6e couplet Samedi matin, le roi, la reine et le p'tit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Mais comme j'nétais pas là Le petit prince a dit Puisque c'est comme ça Nous reviendrons dimanche. • 7e couplet Dimanche matin, le roi, la reine et le p'tit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Mais comme j'nétais pas là Le petit prince a dit Puisque c'est comme ça Nous ne reviendrons plus! L'empereur, sa femme et le petit prince Auteurs chanson traditionnelle française Écrit en Licence Paroles de la comptine LUNDI MATIN L EMPEREUR SA FEMME ET LE PETIT PRINCE Lundi matin L’empereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j’étais parti le petit prince a dit Puisque c’est ainsi nous reviendrons mardi Mardi matin L’empereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j’étais parti le petit prince a dit Puisque c’est ainsi nous reviendrons mercredi Mercredi matin L’empereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j’étais parti le petit prince a dit Puisque c’est ainsi nous reviendrons jeudi Jeudi matin L’empereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j’étais parti le petit prince a dit Puisque c’est ainsi nous reviendrons vendredi Vendredi matin L’empereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j’étais parti le petit prince a dit Puisque c’est ainsi nous reviendrons samedi Samedi matin L’empereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j’étais parti le petit prince a dit Puisque c’est ainsi nous reviendrons samedi Dimanche matin L’empereur sa femme et le petit prince Sont venus chez moi pour me serrer la pince Comme j’étais parti le petit prince a dit Puisque c’est comme ça nous ne reviendrons pas ………….. Illustrations Philippe Jalbert Chant Émilie Pouyer & Xavier Santamaria Musique Xavier Santamaria LUNDI MATIN L’EMPEREUR SA FEMME ET LE PETIT PRINCE est une comptine pour les bébés parfaite pour apprendre les jours de la semaine. LUNDI MATIN L’EMPEREUR SA FEMME ET LE PETIT PRINCE est une chanson en français pour les enfants de maternelle qui veulent connaître les jours de la semaine. L'empereur, sa femme et le petit prince chansons pour enfants L'empereur, sa femme et le petit prince *Lundi matin, L’emp’reur, sa femme et le p’tit prince, Sont venus chez moi Pour me serrer la pince. Mais comme j’étais parti, Le p’tit prince a dit Puisque c’est ainsi, Nous reviendrons mardi… *Mardi matin… *Mercredi matin… *Jeudi matin… *Vendredi matin… *Samedi matin… *Dimanche matin... Puisque c'est ainsi, Nous ne reviendrons plus. Vidéo recommandée par un internaute si disponible Texte lu 26758 fois ! Commentaires sur cette comptine -> Pas de commentaires actuellement !

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